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Libération

L’art contemporain cultive son jardin à Fontainebleau

Créé cette année dans le jardin anglais du château, l’itinéraire «Grandeur nature» symbolise, de Nantes à Saint-Paul-de-Vence, la vogue saisonnière des parcours en plein air.
Trois ailerons de requins transpercent la pelouse dans «l’Œuvre-boite», de Gilles Barbier. (Gilles Barbier/Galerie Georges-Philippe & Natha)
publié le 12 août 2023 à 11h17

Pour qui douterait encore de la capacité de l’art contemporain à se fondre dans le décor, l’installation de Sébastien Jouan finit de dissiper toute équivoque. La démonstration est d’autant plus irréfutable qu’avec Tonnerre et Cavalcade, il n’y a absolument rien à voir. Juste à entendre : en l’occurrence, le bruit d’une horde de chevaux qui, effrayés par le fracas d’un orage, s’ébrouent avant de partir au galop. Bande-son intemporelle d’une scène qui n’existe pas, l’enregistrement, d’une durée de quinze minutes, n’a cependant rien de fortuit puisqu’il s’incruste dans une allée qui va du manège de l’école militaire d’équitation à la souche d’un arbre foudroyé lors d’une mémorable intempérie, survenue en juin 2022.

Bienvenue dans le jardin anglais de l’illustre château de Fontainebleau – trente-quatre rois et deux empereurs en attestent – à une heure au sud de Paris. Onze hectares bucoliques à souhait, agencés au début du XIXe siècle, sur lesquels souffle tout l’été un vent de fraîcheur espiègle et conscientisé, par le truchement d’un parcours d’art contemporain en forme de jeu de piste entre bosquets, plan d’eau et frondaisons. Une idée inédite, portée par le musée de la Chasse et de la Nature qui, quittant son pré carré arty et huppé du quartier parisien du Marais, s’est chargé du casting en choisissant «dix-huit artistes en fonction du lien singulier et personnel qu’ils entretiennent avec la nature». Une façon aussi, veille à développer la note d’intention, de «nous amener à réfléchir, nous alerter, nous amuser et nous surprendre, voire à réagir sur ce que nous disent ces lieux du passé, réactivés par ces “stèles” artistiques qui racontent notre époque et en dénoncent les menaces».

Ainsi, dûment muni d’un plan constellé de pictogrammes, rencontre-t-on chemin faisant une assemblée saugrenue de créatures bleutées qui, propices aux chimères, jaillissent au milieu des azalées et des rhododendrons (Buisson azur, Françoise Pétrovitch). Une chaise d’arbitre, ou de surveillant de baignade, fichée au sommet d’un mât, dont le rôle salutaire est contredit par une hauteur (neuf mètres) qui la rend inaccessible (Point de vue, Philippe Ramette), alors que pourtant, en contrebas, trois ailerons de requins transpercent la pelouse (l’Œuvre-boîte, Gilles Barbier). Ou encore, tant qu’à donner l’impression de ne pas trop se prendre au sérieux, des rouleaux de grillage rouges et bleus convertis en bigoudis géants dans le feuillage d’un grand saule pleureur (Nature permanente, Céline Cléron).

Ces quelques exemples mentionnés, au cœur d’une sélection aux trois quarts française (la touche «internationale» incombant à une mini-délégation belge et luxembourgeoise), on distingue, tel un écho à un contexte socio-économique où nul ne se risque plus trop à plastronner, la dominante modeste des matériaux (béton, inox, plastique…), comme autant de clins d’œil lucides et irrévérencieux à la majesté du décor. Tout comme, dans un ordre d’idée connexe de «démocratisation», prédomine ce parti pris humoristique qui – fut-ce de manière implicite, ou détournée – enrobe souvent l’art contemporain quand il quitte les espaces intérieurs qui lui sont spécifiquement dédiés, pour partir à la rencontre d’un public plus large – sinon volontiers familial – que l’on s’efforcera ainsi d’«amadouer» avec plus (comme c’est le cas à Fontainebleau) ou moins d’inspiration.

Jugés de la sorte accessibles (limite divertissants ?) par les commanditaires, avec des œuvres aux dimensions en général spectaculaires parées d’atours bigarrés et, de préférence, bardées des préoccupations environnementales que le cadre requiert, les parcours d’art contemporain bourgeonnent donc désormais aux beaux jours. Le «Grandeur Nature» éclos au printemps à Fontainebleau s’ajoutant aujourd’hui à une liste où, depuis les «Sculptures en l’île» d’Andresy, totémisées dès la fin du XXe siècle, sont chronologiquement apparus la «Saison d’art» du Domaine de Chaumont-sur-Loire, «le Voyage à Nantes», «Un été au Havre», «les Extatiques» autour du quartier d’affaires de la Défense, la Biennale de Saint-Paul-de-Vence (troisième du genre, cette fois sur le «rapport aux oiseaux»), «Bourges contemporain» ou, dernièrement, le Hangar Y, à Meudon.

Entre autres cas citadins ou pastoraux, parmi les plus cohérents, ambitieux… et non dénués d’arrière-pensées : dans la préfecture de Loire-Atlantique, on actionne par ce biais artistique le levier du «tourisme culturel» fondé sur le souci initial de contenter les commerçants – en évaluant le succès de l’opération à partir du nombre de nuitées. Tandis que, dans le Cher, le fief musical du «Printemps», lui, ne manque pas de rappeler que, cette année, «dressant des passerelles entre monde urbain et rural, l’initiative prend corps dans le contexte d’une présélection pour être en 2028 capitale européenne de la culture».

«Grandeur nature», au château de Fontainebleau (77), jusqu’au 17 septembre.