Vivre le martyre ne tue pas forcément l’humour. C’est avec un œil noir pétillant au-dessus de son masque, et une pointe d’ironie, que Najah Albukai soupire : «J’aurais aimé être David Hockney, peindre des paysages normands riants, avec plein de couleurs, mais ce n’est pas possible !» Un peu moins de trois ans après la publication de son travail dans Libération, qui a révélé son talent pour témoigner de l’enfer des geôles de Bachar al-Assad, l’artiste syrien exposait à la galerie Fait et Cause, à Paris, une cinquantaine d’œuvres, des dessins et des gravures, jusqu’à fermeture pour cause de confinement (1). «J’ai la chance d’avoir les moyens de m’exprimer, j’ai besoin de dénoncer ce régime, j’ai besoin de continuer la révolution», poursuit l’ex-enseignant à la faculté des beaux-art de Damas, arrêté à deux reprises pour avoir manifesté en 2011. Aujourd’hui réfugié en France, il continue de dessiner l’abominable. «Le sujet, esthétiquement, n’est pas terminé.»
Sous une vitrine, ses premiers croquis réalisés en 2015 à Beyrouth, juste après sa fuite de Syrie, décrivent l’horreur quotidienne vécue par les prisonniers au centre 227, les services de renseignements syriens. La même scène, obsessionnelle, se répète : des hommes à la silhouette décharnée, aux cheveux hirsutes et à l’œil hagard, portent des cadavres dans des draps. Ils sont vêtus d’un simple slip ; sans vêtements, les prisonniers échappent aux poux qui les démangent et se font vite repérer s’ils prennent la fuite. L’échine courbée, ils évacuent les dépouilles dans des camions ou vers des fosses communes. Incarcéré entre 2012 et 2014, torturé, Najah Albukai a souvent dû effectuer cette tâche innommable. Sur le corps des défunts, il a repéré un numéro qui permet de compter les victimes. Sa «mémoire de dessinateur» retient le nombre «5874» : plus de 300 prisonniers seraient morts pendant les deux mois de son emprisonnement en 2014.
«On m’a pris pour un bourgeois»
«Après mon transfert au Liban, j’avais très envie de dessiner tout cela mais je n’osais pas. Puis, dès que je m’y suis mis, les silhouettes sortaient d’elles-mêmes», se souvient Albukai qui utilise au début un stylo-bille et griffonne à la hâte ce qu’il a vécu. «J’aime la décharge rapide du stylo, c’est un instrument très mélancolique.» Arrivé en France, il a acheté de l’encre de Chine et s’est mis à «extérioriser» ses visions cauchemardesques, comme une «thérapie», un «témoignage». A l’amnésie voulue par la dictature, l’artiste oppose la précision et la nervosité de son trait, des touches de gouache, la noirceur du lavis et les ombres inquiétantes du brou de noix. Au milieu d’une fascinante gravure en grand format, avec des centaines de corps squelettiques, il pointe un visage au milieu du charnier : «Regardez, c’est moi, j’ai l’œil ouvert et un grand nez, le grand nez syrien !» Pendant sa détention, s’il n’a pu photographier la barbarie, les coups, les blessures, la promiscuité, la cruauté, sa mémoire a enregistré tous les détails sordides. En France, Albukai apprendra l’origine de la torture de «la chaise allemande» qui occupe plusieurs de ses compositions. Elle a été enseignée aux militaires syriens par le nazi Alois Brunner, ancien officier SS à Drancy.
D’inspiration classique, le dessin de Najah Albukai flirte aussi avec la bande dessinée. Ses croquis ont parfois des airs de personnages familiers. Enfant, l’artiste a regardé la télévision, adoré Astérix, Spirou, Tintin, Ric Hochet, et dévoré le magazine Pilote. Pas farouche, il crayonne les murs de sa ruelle à Homs. Le jour où il barbouille les murs de sa maison, ses parents appellent les voisins pour admirer ses fresques ! A Homs, sa ville natale, le jeune artiste apprend les techniques du fusain et de l’aquarelle, puis à l’école des beaux-arts de Damas, il pratique la peinture «sans modèle vivant» avec «des couleurs chinoises de mauvaise qualité». Lorsqu’il est étudiant, en Syrie, on ne jure que par Guernica de Picasso. Plus tard, sous le régime de Bachar al-Assad, il faudra faire de «beaux tableaux pour accrocher aux murs» inspirés par l’Antiquité, le roi Gilgamesh, pour les bourgeois militaires du régime. «Découvrir l’art occidental a été un choc» se souvient Albukai qui a aussi été formé en France. Plein d’autodérision, il se revoit jeune étudiant syrien, débarqué aux beaux-arts de Rouen dans les années 90, avec son chevalet et ses pinceaux. «On m’a pris pour un bourgeois ou un retraité. J’étais en complet décalage avec l’époque où la tendance était à l’art conceptuel.» Le jeune artiste se réfugie alors dans l’atelier de gravure et de lithographie de Philippe Martin et suit les cours du peintre Philippe Garel. Exilé en France, Najah Albukai renoue avec cette technique qui donne du relief aux corps décharnés, victimes de bourreaux incultes. «Tu philosophes beaucoup» lui répétaient ses tortionnaires à Damas. Avec ses clairs-obscurs hantés par des spectres en souffrance, Najah Albukai s’inscrit dans une tradition picturale. Celle des prisonniers enchaînés de Francisco de Goya ou celle de Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music, emprisonné à Dachau.
«Syrianisation du monde»
Si ses puissants dessins témoignent de la faillite cuisante des printemps arabes, ils hurlent en silence l’indifférence au massacre du peuple syrien. C’est pour dénoncer cette «syrianisation du monde», l’abandon d’un peuple, qu’un petit collectif s’est formé autour de l’artiste (Sarah Moon, Béatrice Soulé, Michel Christolhomme) et que la galerie Fait et Cause – spécialisée dans la photographie – s’engage à montrer ce travail. Un petit livre noir accompagne l’exposition avec des textes éloquents. Celui d’Elias Sanbar, écrivain et essayiste palestinien, pointe la puissance du dessin face aux photographies terribles de victimes qui sont arrivées jusqu’à nous au péril de la vie des photographes. Celui de la romancière libanaise Dominique Eddé rappelle que, au-delà de ces prisons inhumaines, il en existe d’autres, celles imposées aux femmes syriennes, prisonnières de l’autorité masculine par le viol conjugal et le mariage forcé. Car derrière ce monde d’hommes qui s’entretuent – pas une femme dans les dessins de Najah Albukai –, il y a les femmes et leur courage. Notamment, celui de l’épouse de l’artiste qui a remué ciel et terre pour le sortir de sa geôle.