En voilà un livre stupéfiant, à juste titre sélectionné pour le prix du premier livre de Paris Photo - Aperture Foundation 2022. Paru en avril, As It Was Give(n) to Me, grande fresque sociale de 304 pages, est une plongée dans le quotidien des Appalaches, région des Etats-Unis anéantie économiquement par la fin de l’extraction du charbon. Devant l’objectif farouche de la photographe Stacy Kranitz, adolescents destroy, ouvriers de la mine paumés, familles abîmées par la pauvreté et le manque d’avenir s’accrochent à la vie comme dans un long travelling convulsif.
Révélée au prix Découvertes à Arles en 2019, la photographe publie douze ans de travail pendant lesquels elle a partagé la vie d’une population marginalisée en dormant dans sa voiture ou dans une cabane. Au fil des pages, des récits anodins de tendresse humaine mais aussi de violence familiale, de délinquance, de maladies des poumons et de dépendances à toutes sortes de drogues (opioïdes, méthadone…), extraits du journal The Mountain Eagle dans le Kentucky, font écho à des images sur le fil du rasoir. Chez Stacy Kranitz, le chaos n’est jamais loin. Il est par exemple perceptible dans cette banale scène de jeu d’enfants. «Cette photo est tirée d’un après-midi que j’ai passé avec une mère célibataire de trois enfants à Huntington (Virginie-Occidentale). Le garçon est très excité par son nouveau chiot et rayonne de fierté, mais il tient le chien d’une manière qui n’est ni douce, ni gentille. C’est cette tension que je recherche dans mes images», explique Stacy Kranitz. Sous la banalité couve la violence. Dans la deuxième photographie, une jeune homme couvert de faux sang assiste à un concert de Gwar, groupe connu pour asperger son public d’hémoglobine factice. Pour la photographe, et son éditeur, cette extériorisation d’agressivité est à la fois un symptôme du désenchantement de l’homme blanc qui a conduit à l’élection de Trump en 2016, mais aussi un signe de la rébellion de la gauche libérale après l’élection de ce président populiste, capable de fomenter un coup d’état pour rester au pouvoir. Aux yeux de Stacy Kranitz, la violence est une catharsis naturelle de l’injustice sociale et du cynisme politique. Et la photographie, un défouloir nécessaire pour en témoigner.