De Black Flag à Gustav Mahler. Du haut pavillon punk rock californien des années 80 pour remonter les courants jusqu’au Chant de la Terre. Aucun musicologue, même doué en acrobatie, n’aurait l’idée de trouver un fil conducteur entre ces pôles opposés que rien n’attire l’un vers l’autre. Un musicien qui n’a jamais eu peur du «rien», pourtant, s’attelle depuis un quart de siècle à dénicher des liens secrets parmi la plus large des constellations musicales possibles. David Longstreth, architecte principal de Dirty Projectors, possède dans ses bagages assez de ressources pour livrer de mémoire une interprétation personnelle d’un album de Black Flag, Damaged, et moins de vingt ans plus tard pour bâtir un projet monumental, à la fois fluide et complexe, Song of the Earth, qui prend source dans le Chant de la Terre de Mahler. Surtout pas une réinterprétation pop de ces chefs-d’œuvre, ce qui serait catastrophique, les précédents forfaits du genre (l’immodeste Pictures at an Exhibition de Moussorgski par Emerson, Lake & Palmer) étant souvent sujets à de franches rigolades.
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L’urgence est née chez Longstreth alors qu’en 2020 des incendies ravageaient Los Angeles, région où il vit désormais après de longues années à Brooklyn. Au même moment, il reçoit une sollicitation de Stargaze, orchestre berlinois déjà entendu aux côtés de nombre d’artistes de la même famille que la sienne (Julia Holter, Villagers, These New Puritans ou Owen Pallett), pour une création libre. En six semaines seulement, il écrit et compose ces «chants» où vibrent tour à tour la colère, l’abattement et l’espoir face aux ravages du dérèglement climatique, en miroir à la naissance de sa fille, qu’il destine dans un premier temps à une interprétation à deux voix, la sienne et celle d’une des trois chanteuses de Dirty Projectors, Felicia Douglass, entourées d’une formation resserrée de musique de chambre.
«Chœur antique»
2020 est également l’année où Dirty Projectors a choisi de rompre le cycle des albums pour feuilletonner de nouvelles chansons sur cinq EP, dont l’un a justement pour titre Earth Crisis et présente ce genre d’orchestrations, avec un quatuor à cordes et un quintet de vents. Accrochons-nous, car c’est ici qu’intervient la cabriole : sur ces titres, Longstreth sample des bouts d’une version orchestrale de ses reprises de Black Flag qu’a réalisée son ami Chris Taylor de Grizzly Bear. Stargaze vient bien de faire une version pour orchestre de In on the Kill Taker de Fugazi avec Greg Saunier de Deerhoof, le terrain est glissant mais praticable.
Alors qu’il est plongé jusqu’à la saturation dans Mahler, l’éteignoir du Covid offre à Longstreth le temps d’étoffer ces nouvelles pièces, de leur construire une armature plus solide et d’en élaborer l’agencement des chœurs en résonance avec un éventail d’instruments élargi. «Le dialogue à deux voix que j’avais imaginé à la base, en prenant modèle sur Mahler, s’est peu à peu transformé en un dispositif où il y a un narrateur, que j’incarne, et une sorte de chœur antique qui lui répond, écrit pour les trois chanteuses de Dirty Projectors. J’ai également ajouté de la basse, du clavecin, du saxophone…, analyse-t-il. Ce travail est aussi pour moi une occasion de revisiter ma propre géographie musicale. De partir des disques que j’ai aimés comme Pet Sounds des Beach Boys ou Revolver des Beatles pour remonter jusqu’aux compositeurs de l’Europe occidentale du début du XXe, de voir comment cette tradition s’est effondrée dans l’entre-deux-guerres et comment elle a ressurgi à Hollywood à travers le jazz pour ensuite infuser dans les arrangements de Nelson Riddle pour Sinatra ou de Gil Evans avec Miles Davis, eux-mêmes ayant inspiré les grands arrangeurs de la pop des années 60.»
Du naturalisme mystique de Messiaen (que Longstreth cite également comme inspiration) jusqu’à Brian Wilson, dont on entend l’empreinte évidente sur More Mania, des éclats d’orchestre stravinskiens aux mélodies désarmées façon Robert Wyatt (Circled in Purple), Song of the Earth aurait à l’évidence pu s’intituler Song of the Heart, tant il palpite sans faiblir d’un amour sincère et dévoué pour tous ces maîtres de l’harmonie et du désir d’agencer la beauté du chaos. C’est l’œuvre domestique d’un homme qui regarde le monde s’écrouler depuis sa fenêtre, dessine des croquis et décide d’en faire une fois sortie la plus vaste et ambitieuse des fresques dont son cerveau en panique lui aura cartographié les nombreuses pistes.
«Bord d’une falaise»
Jamais pompier, malgré le contexte incendiaire qui l’a inspiré, ce cycle de tableaux qui s’enchaînent pendant plus d’une heure est également un geste désespéré mais assuré face à la fracturation de la musique sur les plateformes. Pourtant, David Longstreth a beau vivre en ermite, on ne saurait voir en lui un protectionniste apeuré face à l’évolution inéluctable de la musique de son temps, au point de chercher à se réfugier dans un passé mythifié. On oublierait au passage qu’au cours de la dernière décennie, son nom est apparu dans les productions de Kanye West, Rihanna ou Björk (qui a enregistré un disque entier avec Dirty Projectors) et que le dernier album en date, en 2017, dévoilait une véritable obsession pour les innovations vocales du r’n’b contemporain.
Sur Song of the Earth, les interventions sporadiques du rappeur Steve Lacy, de Mount Eerie ou de Tim Bernardes témoignent encore de l’étendue de son champ d’affinités et d’explorations. Le 12 avril, il a vaincu sa timidité pour venir chanter à la tribune du meeting organisé au Gloria Molina Grand Park de Los Angeles par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, aux côtés de Neil Young ou Joan Baez. L’ironie un peu macabre veut que Song of the Earth ait pris naissance lors de la première mandature de Trump, alors que Los Angeles était déjà en proie aux flammes, et que sa sortie coïncide à la fois avec le retour des climatosceptiques triomphants et de leur gourou pyromane comme avec celui des récents incendies. «C’est un peu dystopique tout ça non ?» s’interroge-t-il, presque sur le point d’en rire. «Que dire de cette situation que d’autres ont déjà exprimé avec plus d’éloquence, sinon qu’elle donne l’impression d’être suspendu sur le bord d’une falaise et de glisser lentement dans le vide. Nous avons tous les jours un peu plus de raisons d’être accablés, et même si le thème de cet album, la catastrophe climatique, la destruction et les douleurs incommensurables qu’entraîne ce chaos, donne le sentiment d’un renoncement, je crois que j’essaie aussi de me rassurer moi-même, pour ma fille, à travers des titres plus optimistes comme Blue of Dreaming, qui termine l’album et qui s’appuie sur un air que je lui chantais à sa naissance, raconte-t-il. Je suis tombé une fois sur une vidéo d’un type qui conseillait bruyamment de ne pas faire d’enfants, car le fait d’être parents en venait à castrer toute forme d’engagement citoyen contre le capitalisme. Je peux parfois m’identifier à ce genre de théories radicales, mais je crois aussi que ce qui est plus grand que le capitalisme ou l’anticapitalisme, c’est la vie elle-même, la vie qui engendre la vie. C’est un peu naïf comme sentiment, mais c’est ce que la paternité m’a conduit à penser, y compris comme musicien. Je me voyais jusqu’ici comme un de ces types qui tournait autour de lui-même, immature et rassuré d’être enfermé dans la bulle que je m’étais construite. Cet album, c’est une façon de témoigner à ma fille du monde tel qu’il était à sa naissance.»
Longue traîne mélancolique
C’est une coïncidence si la première américaine de Song of the Earth a eu lieu en mars de l’année dernière au Disney Hall de Los Angeles, mais quelque chose d’un Fantasia moderne surgit par éclaircies de cette longue traîne mélancolique. Sans doute l’écriture de Longstreth telle qu’elle se fabrique depuis le splendide Swing Lo Magellan (2012) est-elle tiraillée en permanence entre euphorie soudaine, irrépressible, et moments de contemplation désabusés. C’est la raison pour laquelle ce groupe à la configuration atypique (deux hommes et trois femmes), après avoir vu passer en son sein plus d’une trentaine de membres au fil du temps, persiste à former l’énigme la plus durable de l’Amérique indé de ce premier quart de siècle.
«C’est une sacrée traversée n’est-ce pas ?» répond David Longstreth lorsqu’on le ramène à ses débuts, lorsqu’il était encore étudiant à l’université de Yale et tentait de mettre de l’ordre dans ses envies musicales confuses avec l’aide de son frère Jake. «Il y a sans doute un fil invisible qui relie toutes les choses très différentes que j’ai pu faire. C’est difficile pour moi de me reconnecter à l’état d’esprit qui était le mien au début, la seule chose dont je suis certain, c’est que j’avais des choses à accomplir, beaucoup de musique à faire et un empressement à commencer à les mettre en forme. Il ne s’agissait pas seulement de faire des chansons, mais aussi de produire, d’arranger, d’aller de plus en plus loin dans les territoires que j’entrevoyais devant moi mais dont je n’avais pas, loin de là, toutes les clés. Ce projet, Song of the Earth, je ne peux pas dire que je l’avais en moi depuis toujours, mais c’était sans doute inconsciemment là où j’avais envie d’aller.»