Le combat est perdu d'avance. Contre les vapeurs de l'alcool, la volonté pense être la plus forte, mais elle a tort. Elle finit toujours par succomber et, avec elle, le corps. Erwin Sommer, propriétaire d'un magasin de gros, est assis à la table de la cuisine. Du rhum, du porto et «même du fine old cherry» : il a trouvé toutes les bouteilles qu'il cherchait en fouillant les fonds de tiroir. «Et puis, je me mis à boire» , dit-il. Cela sonne comme une fatalité, un rapport au monde qui ne souffre d'aucune contestation. «Mon bon alcool, sois le bienvenu. S'enivrer, oublier, dériver vers le crépuscule, là où il n'y a plus ni échec ni regret»,écrit-il. Avec Hans Fallada, vie et mort du buveur,chez Denoël, Jakob Hinrichs livre un album graphique psychédélique sur le célèbre écrivain allemand et l'une de ses œuvres posthumes.
Sursaut. Le buveur est le récit d'Erwin Sommer, dans l'Allemagne nazie. Il s'enfonce progressivement dans l'addiction. Il s'engueule avec sa femme, Magda, lui tire dessus, passe parfois des nuits avec des serveuses sans le vouloir vraiment, poussé par l'absence de volonté de l'ivresse, avant de s'enfuir, dans un sursaut, par les toits. Mais Jakob Hinrichs a préféré à une interprétation littérale du roman une parabole avec la vie de Hans Fallada. L'auteur, écrivain maniaque porté sur l'autodestruction, mort en 1947, était lui-même alcoolique et morphinomane et a passé de nombreux séjours dans les hôpitaux, menacé parfois, comme les autres handicapés physiques et mentaux, d'être envoyé dans des camps de concentration. C'est en partie sur son livre de bord écrit en prison que s'appuie le jeune illustrateur. Son dessin expressionniste saisit parfaitement la chute dans la boisson et la création d'un homme, qui est aussi la chute morale d'un pays, mais qui continue, toujours, de croire en un sursaut impossible. Evoquant Asterios Polyp de David Mazzucchelli ou le trait de Stanislas, la ligne claire et colorée est perturbée, comme si le dessinateur lui-même s'était parfois mis à trembloter sous les effets des drogues.
Petite vieille. Contrairement à ce que disait le poète, il est évident qu'il ne faut pas toujours être ivre. Plusieurs bandes dessinées publiées cette année s'intéressent à ce thème, comme Mal de mère de Rodéric Valambois (lire Libération du 27 juin) ou Alcoolique de Jonathan Ames et Dean Haspiel, (éd. Monsieur Toussaint Louverture). Dans ce dernier, on prend presque la même histoire et on recommence, mais aux Etats-Unis, en 1979. Jonathan A., jeune lycéen puis étudiant brillant, rêve de devenir un écrivain célèbre. Il admire profondément Kerouac ou Hemingway et, comme eux, il a un penchant trop prononcé pour la bouteille. Il se réveille parfois le matin les draps tâchés de vomi ou dans une voiture avec une petite vieille inconnue et édentée qui a envie de faire l'amour.
Jonathan A. alterne les moments de hauts et de bas. Sa vie de gueule de bois et de mésaventures sexuelles lui sert de principal matériel pour ses nouvelles. Il commence à connaître un petit succès. En noir et blanc, le trait de Dean Haspiel retranscrit bien les inconstances de ce personnage narcissique incapable, dans le fond, d’accepter qu’il ne puisse pas tout avoir. Il manque peut-être au récit la folie de Jakob Hinrichs et cette manière européenne de vouloir, même dans le drame personnel, penser le monde, alors que le roman graphique américain finit toujours par se recroqueviller sur lui-même.