Gourou aquarelliste hirsute, le flamboyant illustrateur flamand Brecht Evens s'est imposé en trois bandes dessinées, dont la première, une virée nocturne dépravée intitulée les Noceurs, était un projet d'études, suivie des Amateurs, sur les coulisses déréglées d'une exposition. Panthère, son dernier album illustré, sorti en 2014, esquisse une amitié entre une petite fille et un félin imaginaire envahissant, évoquant en creux une figure de prédateur pédophile. «J'aurais sans doute aimé le livre si je l'avais lu petit, mais je crois que certains parents l'interdisent à leurs enfants. Le récit à tendance à troubler les adultes, à provoquer un peu de nausée ou de dépression», détaille Evens dans un français chantant. A cette occasion, son trait s'est délié : «Je savais, en créant ce personnage de panthère, que je ne retrouverais jamais plus ce plaisir de créer une entité qui se transforme autant. Ne pas dessiner deux fois la même chose permet de travailler de manière moins mécanique.»
Ce fils de profs de langue germanique dessine depuis toujours, d'autant plus librement qu'«en Belgique, on ne chie pas sur la BD», résume-t-il. Le trentenaire s'est installé à Paris en 2013 après un coup de mou. Il y a rédigé un dispendieux carnet de voyage relié pour Vuitton (sortie en mai).
Dans le cadre d'un accrochage au festival de BD d'Aix, il présente ce week-end des images inédites de son prochain ouvrage «in progress». Prévu pour 2017, les Rigoles porte le nom du café de Belleville où il tient souvent salon. Porté aux nues au festival d'Angoulême, Evens le fréquente assidûment (quoiqu'échaudé par la dernière édition polémique), enchaînant méthodiquement dédicaces et gueules de bois. Un prix de l'audace lui y a été remis en 2011 pour la profusion vibrionnante de ses planches. Faire la queue pour se voir signer l'un de ses précieux ouvrages est même devenu un sport local.
Brecht Evens a fait ses classes à l'Ecole supérieure des arts Saint-Luc de Gand, où il s'est essayé à diverses techniques - gouache, encre, feutres -, en particulier l'aquarelle, sa marque de fabrique : «Je cherchais une forme qui ne soit pas stérile, qui me surprenne et que je ne maîtrise pas trop. Cela provoquait des accidents et des taches avec lesquelles je devais composer, c'était génial.» Une enseignante l'encourage à transgresser les codes, à dessiner sans gaufrier, donc sans cases. Ce sens de la composition qui semble émaner des miniatures de Bosch, du papier peint de mamie et des mosaïques ottomanes s'étale sur certaines pages en vastes capharnaüms chatoyants croulant sous la surabondance de petits détails.
Intimidé par l'épure, il justifie cette accumulation compulsive par «l'économie de la BD. J'ai beaucoup à raconter, comme je ne veux pas publier 1 000 pages, je stocke. Un livre me choppe deux ans». Menacé d'étouffement par sa propre virtuosité, le trait est sans cesse mis en tension par l'écriture. «En dessinant, je peux faire du jazz, je regrette presque de trop contrôler le médium. En revanche, je ne suis pas un professionnel de l'écrit», admet-il.
Pour enrayer une tendance à la dispersion, Brecht Evens a élaboré pour les Rigoles un story-board détaillé et méthodique. Il sort de son sac un épais carnet qui décompose un à un éléments et silhouettes : «Ce sont trois personnages un peu tarés qui se croisent une nuit. Le titre anglais est The City of Belgium, j'aime l'idée que certains Américains ne savent pas si la Belgique est une ville ou un pays.»