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Libération
Dans le rétro

«Captain Nepel» : quand Jean-Marie Le Pen se faisait mettre en case par les «Tuniques bleues»

En 1993, le 35e album de la série de Raoul Cauvin et Lambil mettait en scène un personnage évoquant directement le patron du Front national. Un parti-pris politique rare et une charge très efficace contre l’extrême droite.
Détail de la couverture de l'album «Captain Nepel. Les Tuniques bleues n° 35» par Willy Lambil et Raoul Cauvin, édité en 1993. ( Dupuis)
publié le 7 janvier 2025 à 17h18

La première fois que j’ai été confronté à Jean-Marie Le Pen, j’avais 7 ans. A cet âge-là, je ne regardais pourtant pas les infos à la télé ni ne dévorais la presse. Mais je lisais des BD. Notamment les Tuniques bleues, la célèbre série de Raoul Cauvin et Lambil qui prend pour cadre la guerre de Sécession. En septembre 1993, les aventures du sergent Chesterfield et du caporal Blutch s’enrichissaient d’un 35e album. Son titre : Captain Nepel.

S’il n’était pas limpide pour l’enfant que j’étais, l’anagramme de ce nom est pourtant évidente. Autant que le physique du protagoniste éponyme de cette histoire : un homme à la mèche blonde, au regard clair diminué par un cache-œil noir. C’est bien de Jean-Marie Le Pen qu’il s’agit, transfiguré en capitaine de l’armée nordiste qui semble s’être trompé de camp tant son attitude penche plutôt du côté de l’idéal confédéré.

Jugez plutôt. Nepel est dépêché en compagnie de Blutch et Chesterfield à Fort Bow, un tranquille avant-poste du Far West, pour en prendre le commandement pendant la convalescence du taulier habituel tombé malade. Dès son arrivée, le capitaine prend des initiatives qui vont bouleverser la quiétude des lieux. Alors que le chef amérindien Cheval Fou se pointe pour une visite au fort, Nepel lui fait fermer au nez les lourdes portes de bois qui étaient pourtant restées ouvertes «depuis belle lurette». Et pour cause : «Ça fait un moment qu’ils ont enterré la hache de guerre !… Depuis ils se sentent ici comme chez eux !…» lui faisait remarquer un bidasse pour expliquer pourquoi les autochtones venaient faire du troc jusque dans l’enceinte du fort.

Evidemment, Cheval Fou prend très mal cette marque d’irrespect. Tout comme Plume d’Argent, amérindien engagé du côté des Bleus, qui file aussi sec demander au nouveau gradé ce qui lui prend. Réponse : «Qui êtes-vous pour me parler sur ce ton ? ! Un indien !… Un sale indien !» Puis : «Qu’est-ce que vous attendez pour le rejoindre, vous et les vôtres ? !… Vous n’avez rien à faire ici !» Tous les Natifs américains plient bagage, furieux ou désemparés. Ils sont bientôt imités par le blanchisseur chinois du fort, et son collègue cuisinier afro-américain, que Nepel a aussi décidé de congédier. Car le capitaine en est convaincu : «Nous n’avons pas besoin de main-d’œuvre étrangère, nom de nom ! Nous sommes capables de nous débrouiller seuls !» Et c’est pourquoi il affirme à ses troupes ne vouloir «voir à l’intérieur de ce périmètre que des Américains !… Des vrais !» Bref, une métaphore de l’extrême droite au pouvoir.

Loin d’amener l’efficacité économique et la paix civile, ces mesures ségrégationnistes vont avoir des effets délétères immédiats. Reprises par des troufions qui n’ont pour seule qualification que la blancheur de leur épiderme, la cuisine et la blanchisserie partent à vau-l’eau : les fringues reviennent trouées et les plats sont immangeables. Surtout, la tribu de Cheval Fou reprend le sentier de la guerre. Et adopte, en miroir, les mêmes postures xénophobes que celles du nouveau patron des tuniques bleues.

Les choses s’enveniment encore, amérindiens et tuniques bleues finissent par en venir aux mains pour de bon. Heureusement, ça se termine bien. Au moment où le premier sang va être versé, l’officier titulaire de la charge du fort se rétablit miraculeusement, constate le bordel, et met aux arrêts le capitaine Nepel. Ce qui aura été une parenthèse cauchemardesque se termine et tout le monde redevient copain.

Aujourd’hui, c’est mon fils aîné qui se met à lire les Tuniques Bleues. Il ne sait pas qui est Jean-Marie Le Pen mais a déjà entendu parler de sa fille. Et il possède quelques notions de ce que sont le racisme et la xénophobie. Au moment de lui dire qui était cet homme qui vient de mourir, je vais ressortir Captain Nepel. J’y adjoindrai une bonne dose de prévention sur les clichés racistes, courants dans la BD franco-belge des années 90 (et encore parfois de nos jours), dont l’album n’est lui-même pas exempt. Ceci étant fait, Captain Nepel demeure une charge très efficace contre l’extrême droite à destination d’un jeune public. Et l’un des trop rares parti-pris politiques dans une série dessinée jeunesse et grand public.