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Interview

Christophe Blain : «Jean-Marc Jancovici vous rend intelligent»

Le dessinateur raconte sa collaboration avec l’ingénieur sur la BD «le Monde sans fin», le livre le plus vendu de France en 2022 toutes catégories confondues.
Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici en 2021. (Rita Scaglia /Editions Dargaud)
publié le 11 janvier 2023 à 11h51

Carton en librairie, mais aussi objet de critiques depuis sa sortie : le Monde sans fin, BD de l’ingénieur Jean-Marc Jancovici et du dessinateur Christophe Blain, a réussi l’exploit de faire rentrer dans plus d’un demi million de foyers le sujet éminemment complexe de l’énergie.

Pourquoi aviez-vous envie de faire une BD avec Jean-Marc Jancovici ?

Un jour en 2018, j’ai réalisé que les canicules qui commençaient à devenir systématiques étaient liées au réchauffement climatique – que les choses qu’on nous promettait depuis des années, on entrait dedans. Ça m’a terriblement angoissé. Mon frère me parlait régulièrement des conférences de Jean-Marc, et je suis allé les voir… Pour moi, aujourd’hui, sur ces sujets, c’est la personne dont la parole est de très, très loin la plus convaincante et la plus étayée. Je l’ai donc appelé. Ensuite, c’est allé très vite, parce qu’il avait déjà des envies autour du cinéma, de la BD, mais plutôt de faire une fiction. Mais je l’ai convaincu que ce n’était pas une bonne idée, ça aurait été un sac de nœuds.

Comment avez-vous travaillé ensemble ?

J’ai utilisé une partie de ses conférences, que nous avons reprises ensemble, en les coupant et les mettant en scène. Puis, à partir d’un moment, on est parti sur un terrain totalement vierge où il faisait, en somme, des conférences spécifiques pour moi – enfin pour le livre. Le livre est, en fait, une discussion : moi, je joue le rôle du candide, je pose des questions qui permettent que ce soit le plus compréhensible possible. En face, Jean-Marc a un esprit de synthèse que j’ai rarement rencontré ailleurs. Sa capacité de vulgarisation est lumineuse – il a énormément d’imagination et une grande capacité d’explication par l’image. C’est assez extraordinaire. Par exemple, Iron Man, c’est lui qui a eu l’idée d’en faire un personnage dans l’album [qui représente les avantages que tout un chacun tire de l’énergie abondante et peu coûteuse, ndlr]. Jean-Marc vous rend intelligent.

Dans les médias, il s’exprime parfois avec son espèce de morgue, mais c’est de la sagesse [rires]. En fait, c’est quelqu’un qui n’est pas du tout dogmatique. Et il est totalement conscient de l’image qu’il renvoie. Il a d’ailleurs énormément d’autodérision. Quand je le dessine en pèlerin pronucléaire, l’idée est de lui ! Il a dit : n’hésite pas, vas-y, fous-toi de ma gueule ! De mon côté, j’étais à la fois très enthousiaste et très tendu, parce que c’était un travail très difficile et je voulais être le plus juste possible.

Avez-vous envisagé d’interroger d’autres personnes, comme des chercheurs sur le climat ou l’énergie ?

Je me suis posé la question. Mais ça aurait été beaucoup trop complexe. L’idée ce n’était pas de faire un reportage ou une synthèse. Si je suis allé voir Jean-Marc, c’est en connaissance de cause. Il est pragmatique, concret et il a une vue d’ensemble. C’est pour ça aussi qu’il est très difficile de le contredire.

Quel aspect de ce projet vous a semblé particulièrement difficile ?

J’ai fait une BD avec le chef Alain Passard, où la difficulté c’était de trouver une manière de montrer que sa cuisine a quelque chose de totalement exceptionnel. Si vous écrivez juste «c’est super bon» dans une case, tout le monde s’en fout. Mais il y avait de l’action : je pouvais le montrer pratiquer son art en cuisine.

Pour Jancovici, c’était le problème : il ne fabrique pas avec ses mains, il décrit un monde. Le résultat c’est que, paradoxalement, avec un sujet beaucoup moins léger, et plus complexe, le Monde sans fin est une BD plus onirique. On entre dans un monde où tout ce qui est dit est imagé. Je pense à mère nature, par exemple, qui est un de mes personnages préférés [de l’album]. Il est né au détour d’une blague de Jean-Marc qui disait que la nature n’a jamais présenté de facture à l’homme pour son exploitation du pétrole. Donc il dit ça, et je dessine : je montre mère nature en train de présenter une facture. C’est la force du dessin : faire comprendre des sujets très complexes, et surtout des idées très abstraites.

Est-ce qu’il y a d’autres facteurs qui peuvent expliquer le succès de cette BD ?

Quand je suis allé voir les conférences [de Jancovici], j’ai été saisi : quand vous en sortez, vous avez immédiatement envie d’expliquer aux autres ce que vous avez entendu. Mais évidemment, vous en êtes incapable, car c’est beaucoup trop dense, donc vous êtes frustré. Vous finissez par dire : «Va voir ses confs…» Mais personne n’y va. Et, en fait, cette BD permet de transmettre sa parole. C’est quelque chose que vous pouvez offrir, que vous pouvez faire lire. Et la personne peut prendre le temps de se plonger dedans, au moment où elle veut, au rythme qu’elle veut.

Après on est dans des proportions qui sont… [rires] Je ne fais pas le malin ! Quand on vend un livre à [plus d’un demi-million d’exemplaires], c’est incroyable. Si on l’avait sorti trois ans avant, il n’aurait probablement pas eu le succès qu’il a maintenant. Quand on a commencé, par exemple, il n’y avait pas encore eu le Covid, qui a été un élément psychologique hyper important : les gens se sont rendu compte de la fragilité de ce système. Et des tas de gens se sont posé la question de vivre autrement. Depuis, il y a aussi eu la guerre en Ukraine. Au tout début [de l’invasion russe], on m’avait interviewé sur Quai d’Orsay [BD sorties en 2010 et 2011], en me demandant si ça me rappelait les négociations diplomatiques, etc. Mais cette guerre, pour moi, c’est le Monde sans fin : la pénurie d’énergie, son prix, c’est au cœur de ce qui se passe maintenant. Donc, effectivement, on arrive en résonance avec notre époque.

Vous pensez avoir eu un impact au niveau des décideurs, notamment politique ?

On en parle avec beaucoup de prudence, mais il me semble que le livre a contribué à faire émerger des thèmes dans les discours. Quand on a récemment entendu parler de sobriété énergétique, de fin de l’abondance, ce genre de choses…

Est-ce que vous envisagez une suite ou une adaptation de l’album ?

On continue à travailler ensemble, à être en contact constant avec Jean-Marc. Il m’avait dit «à partir du moment où tu commences à mettre le doigt dans ces sujets, tu ne les abandonneras pas». Parce que le déni n’est plus possible. Sauf de temps en temps, pour se reposer un peu.