Ah qu’est-ce que c’est sympa, la bande dessinée. La couette, le chocolat chaud et une pile de Tintin, d’Astérix, de Gaston dans lesquels noyer ses dimanches d’automne. Tellement sympa, la bande dessinée, qu’elle peut légitimement revendiquer le titre de cadeau de Noël préféré des Français, parce qu’une BD ça passe toujours crème pour ce cousin un peu lointain dont on ne sait pas trop ce qu’il aime… Globalement, voilà le bourbier dans lequel on piétine encore. Pilier du marché de l’édition, laboratoire d’une créativité bouillonnante, espace culturel formidablement démocratique puisqu’il suffit grosso modo de quelques crayons et d’une photocopieuse pour y faire son entrée, la bande dessinée reste ce truc indécrottablement sympatoche jusqu’à 77 ans, pile l’âge des héros qu’on continue de célébrer sans trop chercher à regarder ce qui s’y fait depuis les années Pilote. Une étape sur le chemin de la véritable lecture, comme aiment à le répéter les divers ministres de la Culture qui, année après année, laissent ses auteurs s’enfoncer dans la précarité (mais avec de jolis rapports à chaque fois).
Numéros spéciaux
Libé, journal graphique qui a toujours fait grand cas de sa maquette et de son travail d’édition iconographique, entretient des liens avec le dessin et la bande dessinée depuis toujours. La chose semble à ce point naturelle que personne ne semble en mesure de dater ses origines. Quelques étapes-clefs restent en mémoire. Le numéro spécial de mars 1978 où l’actualité du mois était passée au lance-flamme graphique du collectif Bazooka (Kiki Picasso, Loulou Picasso, Lulu Larsen, Olivia Télé Clavel, Ti5Dur)… Et l’édition du 5 mars 1983 où, pour la mort d’Hergé, Libé fait s’entrechoquer une case de Tintin au Tibet, une mise en scène empruntée à Coke en stock et l’actualité électorale en France et en Allemagne. Surtout, le journal remplace toutes ses photos d’actualité par des cases de Hergé. Acte fondateur dont découleront, quelques années plus tard, les numéros spéciaux créés chaque année pour l’ouverture du festival d’Angoulême, où toute l’iconographie est assurée par des dessinateurs.
Comme Fabcaro, Gwenn de Bonneval, Anders Nielsen ou Stéphane Blanquet, Libé naît en 1973. Un poil avant Métal hurlant. L’héritage le plus direct est à chercher du côté des petits agités grinçants de Hara-Kiri et Charlie, Willem et son merveilleux œil servant de point de suspension entre les rédactions et les générations. Mais Libé n’est pas un journal de bande dessinée et, à ce titre, n’a pas une ligne, une esthétique, claire et immuable. Plutôt des proximités, fluctuantes au gré des personnalités qui composent la rédaction mais dont les unes des «spécial Angoulême» et les prépublications estivales dessinent les grandes lignes. Frank Margerin, Tardi, Mandryka, José Munoz pour les géants des années 70 et 80. Les génies de la ligne claire Joost Swarte et Ever Meulen. La scène américaine alternative, avec Robert Crumb, Charles Burns, Richard McGuire, Chris Ware, Alison Bechdel. Quelques Japonais chéris (Minetarō Mochizuki, Inio Asano, Akino Kondoh). Et trop peu de femmes, on n’est jamais à l’abri de reproduire les travers du milieu que l’on couvre (Catel, Emil Ferris, Catherine Meurisse…)
OuBaPo
Mais la grande histoire d’amour entre Libé et la BD s’écrit sans doute autour de l’émergence de «la nouvelle bande dessinée». Ce formidable appel d’air surgi à la fin des années 80, avec la naissance d’une flopée de maisons d’édition – Cornélius, les Requins marteaux, l’Association (et d’autres) – dont les auteurs prendront leurs aises dans le journal. Killoffer, qui y fait ses premières armes dans une chronique hebdomadaire du cahier Sciences. Marjane Satrapi, qui prépublie Persépolis dans les pages du cahier Eté. Le génial minimalisme d’un Jochen Gerner qui a si longtemps accompagné les pages Eco. Avec ce moment, à nos yeux le plus marquant : la création à l’été 2000 d’un espace oubapien où six auteurs de l’Asso (JC Menu, Lewis Trondheim, Killoffer, Jochen Gerner, François Ayroles et Etienne Lécroart) réalisent un mémorable travail sous contraintes autour de l’itération graphique, du palindrome ou de l’upside-down. Bande dessinée audacieuse, tout à la fois avant-gardiste et empruntant des formes historiques liées aux premières heures du médium. Incompréhensible, dira Serge July à Alain Blaise, en charge du projet à Libé. Sans empêcher sa publication pour autant. «C’est le côté génial de ce journal, on a une idée, on la fait. Des chefs peuvent râler mais ils font confiance», ajoute l’ancien directeur artistique du journal.
Mais toute cette production n’aurait pas la même valeur s’il ne s’agissait que de coups éditoriaux ou d’illustrations de passage, si cela ne se doublait pas de la production d’un discours critique hebdomadaire autour des livres (en s’efforçant de ne pas se limiter aux best-sellers annoncés), de rencontres régulières avec les auteurs, et d’état des lieux. Tenter de ne pas regarder la bande dessinée différemment que n’importe quel champ culturel.