Face à un objet qui a traversé les décennies, qui ne s’est pas un jour dit platement, «ah, s’il pouvait parler, il a dû en voir des choses» ? Il est tentant de s’imaginer à sa place, posé dans la pièce, observateur silencieux et pourtant conscient des allées et venues, des discussions, des esclandres, des amours, des secrets et des drames. Et pour traverser le XXe siècle européen, quoi de plus adéquat qu’un tableau peint par un expressionniste allemand, acheté par un collectionneur juif et confisqué par la Gestapo pour être exposé comme symbole de «l’art dégénéré» ?
1919, Otto Mueller a survécu à la Grande Guerre dont il a ramené, tout de même, une vilaine pneumonie. Il a repris ses activités d’artiste. Dans une clairière de Silésie, région peuplée de Polonais et d’Allemands et soumise à de vives tensions, l’homme fier de ses origines tsiganes peint sa première femme, Maschka Meyerhofer, qui servit de modèle au tableau Deux Filles nues. On s’attend d’abord à découvrir sa silhouette dénudée, on croit la reconnaître en distinguant des phylactères qui apparaissent au fil des premières pages, avec des touches de couleur qui suggèrent des cheveux noirs, des yeux, une pipe, un pinceau rouge… Puis un corps tout entier révélant un homme dans la quarantaine : ah, ce n’est donc pas la toile, ni son modèle que l’on aperçoit. Non, on comprend que, durant tout l’album, notre seul point de vue sera celui de la peinture.
«Vous faites des œuvres étonnement paisibles»
Ainsi commence donc Deux Filles nues, le no