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Bande dessinée

«Et l’île s’embrasa» : John Vasquez Mejias, portrait de la jeune île en feu

A la frontière entre roman en gravure et BD indé, retour sur l’insurrection à Porto Rico en octobre 1950, réprimée dans le sang.
L’album retrace l’histoire d’une révolution à Porto Rico, en 1950, quand les nationalistes basculent dans la lutte armée. (Editions Ici Bas)
publié le 23 septembre 2023 à 11h52

Pressés dans une voiture lancée plein gaz dans les rues de San Juan (Porto Rico), cinq conspirateurs tendus comme des slips. Bouches serrées et yeux fous, les indépendantistes s’énervent, s’engueulent comme pour relâcher la tension avant l’assaut. «Ils savent tout», «silence !», «ils nous attendent». Sur la banquette arrière, le plus crispé est cadré serré. Derrière sa tête, la vitre de la voiture ressemble à un oreiller. On le croirait dans un cercueil, cadavre en devenir qui s’offusque parce qu’on lui reproche d’avoir bu trop de café. «Toute l’île s’embrasera. On va leur montrer à ces salauds.»

Quand viennent les dernières instructions au moment de faire un carton dans la cour d’un bâtiment officiel, il est déjà trop tard. Alors qu’ils s’extirpent de l’habitacle en criant «Tirez à vue !» le dessinateur a déjà pris de la hauteur, élargit le regard pour se placer au côté du peloton d’exécution qui les attend. La double page qui suit est une déferlante, une surcharge graphique où tout explose en même temps : la structure des cases est avalée par les petits rectangles des pavés de la cour, les corps se tordent dans des angles inquiétants, les militaires se dissolvent derrière les gros plans de fusils et les onomatopées de mort – «bang», «pan», «paw» qui résonnent dans la cour. L’acharnement est tel qu’un cadavre supplie : «Je suis déjà mort, cessez de tirer par pitié».

Image hyperdense

Et l’île s’embrasera raconte l’histoire d’une révolution manquée à Porto Rico. Quelques jours d’octobre 1950 au cours desquels les leaders nationalistes basculent dans la lutte armée après avoir longtemps compté sur la voie légale pour se libérer du joug américain. Un mouvement populaire écrasé avec une telle brutalité par le gouvernement – à Jayuya, on réprime le peuple avec des bombardiers et l’artillerie – que c’est l’existence même de l’événement qui semble visé, comme s’il fallait faire disparaître des mémoires cette lutte au moment où elle gagne Washington (une tentative d’assassinat contre le président Truman). Le récit de l’Américain John Vasquez Mejias (fils d’émigrés portoricains installés à Spanish Harlem) fait résonner les mots des insurgés des années 50 avec ceux des indépendantistes qui quatre siècles plus tôt appelaient à se débarrasser du colon espagnol, comme si cette colère étouffée en venait à définir l’identité de cette île vassalisée, aujourd’hui simple «territoire» des Etats-Unis soumis à ses lois mais privé de représentant au Congrès.

Au fond du livre, très dur, s’ajoute la puissance de l’esthétique de John Vasquez Mejias, au confluent de deux traditions graphiques très emphatiques : le roman en gravure d’une part, et la bande dessinée alternative de l’autre. Frans Masereel passé à la moulinette du fanzine des années 90 : soit une image gravée, hyperdense et anguleuse, qui naît du noir et travail le blanc. Un premier livre étouffant, passionnant, où même la typographie taillée main appelle à être scrutée – joli boulot d’adaptation en français.

Et l’île s’embrasa de John Vasquez Mejias, éd. Ici Bas, collection le Tambour du fou. Traduit par Julien Besse. 128 pp, 25€.