Il serait facile de ranger Je suis un Américain dans la catégorie des BD «exigeantes». Celle-là même dont on nous rabâche l’existence au lendemain de chaque palmarès d’Angoulême et qui s’opposerait à la grande bande dessinée populaire. Des livres trop abstraits ou sophistiqués pour s’adresser simplement, directement, au cœur. Il faut reconnaître que le bouquin de Guillaume Chauchat prête le flanc à cette critique : des couleurs à la Mondrian qui le situent plus près du monde de l’art que des petits Mickey ; des scènes de rêve à l’étrangeté surréaliste ; un dessin minimaliste agitant des personnages dénués d’yeux sabotant l’identification… Et plus généralement, un édifice qui semble construit par soustraction, comme si chaque élément représenté avait été préalablement expurgé de tout ce qui ne relèverait pas du nécessaire et du signifiant. On ose à peine évoquer l’ultime étrangeté d’un ouvrage nourri de la vie de son auteur mais qui ne relève pas pour autant de l’autobiographie ou de l’autofiction…
Et malgré cela, Je suis un Américain est un livre à fleur de peau, incroyablement habile dans sa manière de stimuler les sentiments et les impressions de son lecteur. Jean est un enfant à tête d’œuf. Lui et ses parents viennent de rentrer de plusieurs années aux Etats-Unis, et il n’est pas du tout en paix avec cette idée. Alors, il se réfugie dans un monde de rêves et de chimères. Pour s’acclimater doucement ou tuer le temps avant un retour au pays. Une idée fixe. Sauf que le pays après lequel il court est moins l’Amérique que les «States», terre de clichés collectifs saupoudrés de quelques marottes personnelles (l’équipe de baseball d’Oakland). Une projection façonnée par le cinéma, les séries. Le côté déroutant et génial du livre de Chauchat consiste à ne pas répéter par le dessin ce que le texte dit déjà. Quand on confronte le petit à ses mauvaises notes, ce qu’il met en images c’est une main que le gamin torture du bout de sa fourchette. La culpabilité transformée en douleur perçante, matérielle. Ce qui est ici capturé, ce sont les sentiments qui agitent Jean, puis Jane et enfin Jeannie. A des années-lumière du livre froid et théorique que peut renvoyer ses atours, Je suis un Américain est une lecture fragile, une réflexion sur le fantasme qui se tient sur le fil des émotions de ses personnages comme de ceux qui le parcourent.