Malgré les 2 800 kilomètres qui séparent Angoulême de Kiyv, le spectre du retour à la barbarie n’aura eu de cesse de rebondir durant ce festival international de la bande dessinée d’Angoulême (FIBD). De sa sobre soirée d’ouverture, mercredi, qui avait vu des dessinatrices et dessinateurs de Taïwan, de France, du Brésil, de Croatie ou d’Argentine se transmettre le crayon dans un concert dessiné en hommage au peuple ukrainien à ce palmarès hanté par trois approches différentes, complémentaires et passionnantes sur la Seconde Guerre mondiale et l’acte de résistance, le microcosme de la bande dessinée n’aura pas profité de la fin de ces deux années de sevrage de FIBD pour tourner complètement en vase clos.
La plus haute distinction, le Fauve du meilleur album, revient à Ecoute, jolie Márcia (éd. çà et là), du Brésilien Marcello Quintanilha, qui avait pris part quelques jours plus tôt au ballet dessiné. Un beau livre dans lequel l’auteur, qu’on connaissait plutôt pour ses polars, se réinvente, se glissant dans un autre trait, dans un monde en technicolor pour saisir les tourments d’une mère et de sa fille turbulente dans une favela de Rio. Un livre brasier, où les peaux sont violettes, les onomatopées jaunes pétant et les ciels roses, mais formidablement délicat dans sa manière de capter deux vies en frictions.
Des Vivants (éd. 2024), qui pouvait légitimement aspirer à la plus grande récompense, décroche le prix spécial du jury (et le Goscinny jeunes scénaristes). Consacré à la construction du réseau du Musée de l’homme, ce magnifique livre de fantômes n’utilise que les mots que ces Résistants ont transmis dans des lettres, des mémoires, ou des comptes-rendus de procès. Un travail de fourmis poètes pour les deux scénaristes du livre, Louise Moaty (metteuse en scène, traductrice) et Raphaël Meltz (auteur, essayiste…), magnifié par la palette de Simon Roussin, Des Vivants construit quelque chose de romanesque tout en se trouvant aux antipodes du récit de Résistance tel qu’il est généralement agité dans la fiction. Pas de maquis, pas de train qui pète, mais un récit de guerre en chambre, où l’on résiste à tâtons, partout, tout le temps. Dans les pissotières, aux terrasses de cafés, dans des appartements.
Difficile de ne pas relier ce prix du jury au Fauve révélation remis à la Vie souterraine, de Camille Lavaud Benito (Les requins marteaux), qui regarde, elle, la montée du nazisme de la fin des années 30 à l’Occupation. Une bande dessinée foisonnante, dont la souplesse et les contorsions graphiques soulignent le fracas de la guerre et la collaboration. Le Fauve série revient enfin à la troisième installation de Spirou, l’espoir malgré tout (Dupuis), la belle relecture du groom humaniste par Emile Bravo.
On se réjouit également de voir Michael DeForge consacré d’un fauve de l’audace pour Un visage familier (Atrabile). Artiste majeur de la scène canadienne des années 2010, DeForge signe avec cette fable orwellienne un de ses ouvrages les plus réussis, une magnifique quête de sens camouflet en pamphlet sur la tech dévorante. Son univers graphique entre les Barbapapa, le chamallow et l’art contemporain suivant les fils tortueux des pensées de son personnage principal à la recherche d’une femme qui change d’apparence au gré de mise à jour quotidienne.
Le prix Patrimoine qui semblait ne pouvoir échapper à Maxiplotte, la formidable anthologie consacrée à Julie Doucet récompensée du Grand Prix mercredi, échoue finalement à Stuck Rubber Babby (Casterman), grand classique de l’Américain Howard Cruse paru dans les années 90 sous le titre Un monde de différence. Etonnant mais tout sauf volé, tant ce pavé underground est essentiel pour qui s’intéresse aux combats pour les droits civiques et aux luttes LGBT.
On souhaite bonne chance à ceux qui voudront trouver un angle pour râler contre un palmarès aussi dense et cohérent. Jusqu’aux prix partenaires (enfin pas les discours, visiblement calés sur les standards castristes)… Le Fauve polar SNCF revient à l’Entaille (Cornélius), dans lequel Antoine Maillard s’emparait des codes du slasher movie pour créer un premier livre à l’atmosphère flottante et glaçante, tandis que le prix du public France Télévisions est attribué au Grand Vide (éd. 2024), autre premier ouvrage hyper enthousiasmant (on n’en rajoute pas, Libé a prépublié le livre durant l’été) dans lequel Léa Murawiec imaginait une société consumée par son économie de l’attention.
Le palmarès complet
Grand Prix de la ville d’Angoulême - Julie Doucet
Meilleur album - Ecoute jolie Márcia, de Marcello Quintanilha (çà et là)
Prix Spécial du jury - Des vivants, de Raphaël Meltz, Louise Moaty, Simon Roussin (2024)
Audace - Un visage familier, de Michael DeForge (Atrabile)
Révélation - La Vie souterraine, de Camille Lavaud Benito (Les Requins marteaux)
Série - Spirou, l’espoir malgré tout, troisième partie, d’Emile Bravo (Dupuis)
Patrimoine - Stuck Rubber Baby, de Howard Cruse (Casterman)
Polar - L’Entaille, d’Antoine Maillard (Cornélius)
Prix du public - Le Grand Vide, de Léa Murawiec (éditions 2024)
Prix Éco-Fauve Raja - Mégantic, un train dans la nuit, d’Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel (Ecosociété)
Fauve des lycéens - Yojimbot (tome 1), de Sylvain Repos (Dargaud)
Prix de la BD alternative - Bento, de Radio as Paper (France)
Prix Jeunesse 8-12 ans - Bergères guerrières, de Jonathan Garnier et Amélie Fléchais (Glénat)
Fauve Jeunesse 13-16 ans - Snapdragon, de Kat Leyh (Kinaye)