Environ cinq millions de milliards de bandes dessinées autobiographiques sont publiées chaque jour. Certaines sont dessinées d’une main de maître, d’autres extrêmement bien écrites. Les Imbuvables n’est ni l’un ni l’autre. On pourrait entamer ainsi cet article, en plagiant de façon éhontée la préface pondue par Peter Bagge pour le Musée de mes erreurs, colossal recueil des webcomics orduriers avec lesquels tout a commencé pour l’autrice californienne Julia Wertz à la fin des années 2000. Au cas où un doute subsisterait, Bagge précise : «Julia Wertz dessine comme une débile mentale, et son écriture est aussi subtile et complexe qu’un vomi explosif.» L’autrice avait alors la vingtaine, un penchant assez constant, de San Francisco à New York, pour les appartements et les mecs moisis, mais aussi l’autodépréciation, les jobs absurdes, les médocs et l’alcool. Tout ce qu’il faut, en somme, pour donner lieu à des comics hilarants – on lit toujours plus volontiers les Mémoires d’un vieux dégueulasse que d’un vieux bien sous tous rapports, n’est-ce pas. Sortie du format court, Wertz confirme en 2010 son talent indéniable pour le récit de sa mouise dans Drinking at the Movies, (titré Whiskey & New York en France) succès qui lui vaut sa première nomination aux Eisner Awards, puis, deux ans plus tard, l’Attente infinie, où une maladie auto-immune vient s’ajouter au tableau des galères pour en constituer l’alpha et l’omega, puisque c’est clouée au lit par son lupus que la jeune femme a découvert la BD et s’y est mise, en autodidacte totale.
Aujourd’hui, à tout juste 41 ans, elle a arrêté de boire depuis longtemps et coule des jours heureux (Instagram faisant foi) avec son mec et leur gros bébé blond. C’est depuis cet endroit de sa vie que Wertz, dans les Imbuvables, contemple l’histoire de son sevrage, comme une relecture de Whiskey & New York avec plus de recul. L’auto-clin d’œil est évident : alors que W&NY débutait sur une prise de conscience, le jour de ses 25 ans, à 3 heures du mat, dans un lavomatique, les Imbuvables s’ouvre avec un «MAIS PUTAIN?!» tonitruant, le jour de ses 30 ans, «paumée sur une colline après avoir crashé une voiture». Si des punchlines sont toujours présentes par endroits, elles se diluent dans des dialogues bien plus touffus où transparait un réel souci de pédagogie – en dépiautant par le menu les schémas de relations toxiques et toutes les ramifications de l’addiction au-delà de la simple murge, l’autrice offre une aide précieuse pour comprendre les écueils de la guérison. Oui, on rit moins, et on sautera quelques longueurs, mais les Imbuvables s’apprécie, dans la perspective d’une œuvre étalée sur quinze ans, comme le témoignage passionnant du mûrissement d’un regard sur soi-même.