Ah, tiens, une biographie de femme forte qui a changé le monde avant d’être jeté aux oubliettes de l’histoire. C’est culotté, comme idée. Sauf que dès la première image, il y a bourrage papier : le communiqué de presse, prêt à faire de Sibylla un candidat parfait au «top 10 des BD féministes à offrir cet été» est avalé par la machine. La première image, donc, c’est un paysage de côtes nordiques, barré d’un gros trait noir descendu des hauteurs de la page. «Dessiner un paysage et prétendre qu’il s’agirait de Sibylla Schwarz», écrit l’auteur. On va prétendre, donc, faire «comme si». On aurait dit que Sibylla était à la mer quand bien même elle est morte il y a de ça quatre cents ans quand l’auteur, lui, n’était même pas né.
Cri de mouette
Après s’être incarnée dans un trait, Sibylla devient jeune femme : une toge noire, une tête ronde, un nez et un point pour l’œil (elle est de profil) et une ondulation en guise de cheveux. A l’os, le portrait n’engage pas trop question fiabilité. Sibylla Schwarz, précise l’auteur, est une grande poétesse baroque emportée par une «maladie pas ragoûtante» qui l’a empêchée de connaître la fin de la guerre de Trente Ans qui l’avait pourtant vue naître. Image d’explosion, d’un bateau qui coule, de l’autrice feuillets à la main. «Elle a laissé un paquet de poèmes, nous dit-on, […] et dans l’ensemble, on les trouve plutôt bons.» Ce qui ne les empêche pas de tomber dans l’oubli, mais heureusement une association vient de se monter et compte bien rendre toute sa place à la jeune femme avec cette bd anniversaire. Pouf ! «Fin du roman graphique.» On est à la page 11. Interlude paysage, cri de mouette.
L’ambiance est bien campée, mais… Ce n’est pas le critique de Libé qui se prononce ici mais l’Allemand Max Baitinger, l’auteur, qui entame ensuite le compte rendu du retour de l’Association des amis de Sibylla Schwarz qui a commandé l’ouvrage. Et le trouve un peu short. Commence alors autre chose – qui en vérité se joue depuis le début, depuis cette première image qui prétendait qu’un gros trait pouvait être la poétesse. Non plus la biographie de Sibylla Swcharz mais une réflexion sur la façon dont on met en images une vie si lointaine qu’on n’est pas trop sûr de comment dessiner les poignées de porte que la poétesse utilisait pour sortir de chez elle ou aller aux toilettes. La splendide bâtisse sous la neige sortie des Hauts de Hurlevent que l’auteur a pris le temps de peindre ? Elle est barrée de deux coups de feutre noir, parce que la seule chose dont Max Baitinger est certain, c’est que, statistiquement, il y a peu de chance qu’elle ressemble vraiment à ça. Intuition confirmée à la fin du bouquin par de nouvelles recherches : la maison de Sibylla avait un toit en chaume, des murs en bois et en argile, ainsi qu’une cheminée de pierres. On a échappé de peu à la boulette.
Poignées de porte
A ce stade, le lecteur peu versé dans la poésie gothique de Poméranie aura probablement suspendu sa lecture pour vérifier sur Google que ladite Sibylla Schwarz n’est pas un personnage de fiction. Spoiler : elle existe, et tout ceci n’est pas qu’un gigantesque et bel exercice de style. Alors comment la peindre ? En laissant du blanc, en cadrant sur les personnages, en cherchant le symbole plutôt que le portrait fiable. En s’appuyant sur quelques détails, comme les poignées de porte justement. En revenant à ce qui est resté, aux poèmes, qu’il met splendidement en images. «Ce lieu, le plus beau qui soit /Où près des sources vives /Les muses se livrent /A leurs danses et à leurs réjouissances.»
Sibylla de Max Baitinger, traduit de l’allemand par Elisabeth Willenz, éd. l’Employé du moi, 168 pp., 26€.