Il y a deux ans, au début de l’automne, la MEP accueillait une rétrospective consacrée au photographe ukrainien Boris Mikhaïlov. Une expo visitée alors par Libé, qui saluait «la puissance tragique et la beauté obscène» de la célèbre série Case History, qui montre des laissés-pour-compte après la dissolution de l’URSS. A quelques semaines d’intervalle tout au plus, un autre visiteur tombait en arrêt devant les mêmes images, fortement ému lui aussi. «C’était dur à regarder, écrit D., on aurait dit ma ville natale, à l’époque. Des rues sales avec des clochards partout, des tags plein les murs.» D. est un artiste russe opposé au régime de Poutine et qui a fui son pays pour éviter de se faire enrôler dans l’armée. Hébergé à la Cité internationale des arts de Paris cet automne-là, loin de sa femme et de ses fils, il «bosse d’arrache-pied pour garder le cap», rumine son sentiment de culpabilité et va au musée quand «ça ne tourne pas rond».
La guerre comme héritage familial
Son témoignage fait face à celui de K., journaliste ukrainienne qui se rend régulièrement sur la ligne de front. Depuis le premier jour de la guerre et sur une période d’un an, l’autrice allemande Nora Krug a entretenu avec D. et K. des échanges par SMS. Une fois par semaine, elle en publiait le fruit sous la forme d’un petit journal de bord illustré dans le Los Angeles Times, sur une double page – K. à gauche, D. à droite. Gallimard BD publie l’intégralité de ce journal qui documente la vie quotidienne de deux individus dont la famille se retrouve disloquée du jour au lendemain. Comme dans sa belle autobiographie Heimat, Nora Krug montre une curiosité toute particulière pour la notion de patrie et les relations filiales ; elle-même vit aux Etats-Unis depuis vingt ans et s’emparait dans Heimat de son histoire familiale et de cette «culpabilité héritée» d’un grand-père n’ayant ni soutenu ni combattu le régime nazi – un suiveur passif. «A ce titre, je saisis l’importance de mettre en lumière des récits ambigus, complexes et souvent contradictoires, peut-être difficiles à accepter», écrit-elle dans la longue introduction qui s’imposait pour un sujet aussi inflammable, à plus forte raison puisque la matière, bien que mise en forme avec un parti pris graphique très fort, reste brute dans le fond.
Intérêt pour l’anecdotique
Malgré le style télégraphique, des traits de caractère se dégagent rapidement – une tendance chez la journaliste à ne pas pouvoir s’empêcher de mettre l’anecdotique dans une perspective historique, chez l’artiste à se sentir sidéré et à dire qu’il ne «trouve pas les mots» pour exprimer son émotion. Si l’histoire qu’ils traversent nous est familière parce que telle offensive ou tel bombardement d’un zoo ont parsemé nos fils d’actualité, leurs lectures sont une ressource inestimable. De quoi se souvient-on après avoir lu Kaputt ? Pas de l’analyse du Blitzkrieg par Malaparte mais de son émotion quand il découvre l’odeur «jaune toute tachée de vert» d’un cheval mort. On n’oubliera ni l’artiste déprimé qui part en quête de jeux Nintendo pour son gosse, ni la journaliste qui observe un cygne solitaire, rongée par le stress.