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«Willem : rire du pire», facétieux dans les yeux

La bibliothèque lyonnaise de la Part-Dieu accueille jusqu’au 3 février une sélection délicieuse d’inventions graphiques et de BD issue de l’œuvre débordante de l’ancien dessinateur de «Libé» qui ne s’est jamais assagi.
«La lutte continue», satire du régime de la Corée du Nord par Willem, 1985. (BNF)
publié le 14 octobre 2023 à 10h50

Un célèbre dessin de l’illustrateur roumain et américain Saul Steinberg, reproduit en 1962 dans son recueil The Catalogue, figure un adulte et une petite fille face à face. De la bouche de l’enfant émergent des volutes qui façonnent ici une maison, là une tête souriante, d’un trait réalisé presque sans lever la plume de la feuille, et sur lequel poussent des rejetons végétaux. L’adulte en face, crachant de sa bouche pincée une zébrure épaisse et sèche, mate le chaos imagé par une abstraction. A mi-chemin de l’expo Willem qui se tient jusqu’au 3 février 2024 à Lyon, un médaillon extrait d’Anal Symphonies, BD parue en 1996, semble répondre d’un air entendu à Steinberg : c’est un adulte de la même espèce que l’on voit ici, costard, lunettes, coiffure austère, en train de faire un grand discours – mais un gamin hilare au genou écorché lui met un doigt dans les fesses, et de la bouche grande ouverte de l’homme, c’est un étron qui jaillit. A une génération d’écart (Steinberg est né en 1914, Willem en 1941), le sale gosse, en inversant le rapport de pouvoir, semble venger la fillette au verbe fleuri.

Graphiste hors pair

En tout, ce sont 200 œuvres du dessinateur néerlandais installé dans le Morbihan que l’on peut apprécier entre les murs de la bibliothèque de la Part-Dieu, qui s’est associée à la Bibliothèque nationale de France (BNF) et à l’association «Ça presse» pour concevoir l’exposition. Une sélection roborative mais minuscule à l’échelle de l’œuvre de celui qui s’est esbaudi dans les pages de Libé jusqu’en 2021 : en 2016, la BNF faisait l’acquisition des archives de Willem, patiemment réunies et inventoriées avec le concours de son ami, l’éditeur Jean-Pierre Faur. Le fonds s’élevait alors à 20 000 dessins, planches de BD, lettres, portraits et autres travaux graphiques, un nombre à peine concevable et qui a continué d’enfler depuis, puisque l’artiste s’est tout sauf assagi et s’est engagé à confier à la BNF tout ce qu’il produirait désormais – «[ils] en prendront mieux soin que moi», commentait-il au moment de l’acquisition.

Exposés par petites grappes, on retrouve évidemment les dessins de presse de Willem, depuis ses débuts dans Hara-Kiri à la fin des années 60, alors qu’il vient tout juste de s’installer à Paris, jusqu’à ses apparitions toujours hautes en couleur dans Siné Mensuel. Mais si le commentaire de l’actualité constitue une part importante de son œuvre (en avril, les éditions des Requins marteaux compilaient dans l’ouvrage Z ses vues sur la guerre d’Ukraine), l’accrochage équilibre la balance avec des travaux d’une diversité bouillonnante.

On (re) découvre un graphiste hors pair, fortement influencé par les affichistes polonais, Roman Cieslewicz en tête, d’une minutie et d’une inventivité folles dans le lettrage. Les titres de ses bandes dessinées sont un lieu d’expérimentations typographiques, tel les Repas américains écrit sous forme d’un long colombin répugnant tout droit sorti d’un tube à cinq cents, ou sa parabole en une page titrée la Presse libre et entourée d’une clôture barbelée où les lettres se confondent avec les poteaux. Sans parler des abécédaires qu’il s’amuse à développer, des mois de l’année dont certaines lettres sont devenues des visages tuméfiés, les jeux visuels de son Dictionnaire analphabète dans Charlie Hebdo«tous les mots sont compréhensibles à première vue !» tel ce «populisme» en baudruches hurlantes, cette «homophobie» en chibres dont chaque gland est scruté par un œil craintif…

Savoir gaiement glané

Qu’il s’agisse de caricatures de personnages politiques ou de fables muettes flirtant avec le surréalisme, les œuvres regorgent de détails et de références, se présentent comme des points de départ plutôt que des univers clos. Non seulement l’artiste est tout sauf autodidacte, biberonné aux planches d’anatomie de son père médecin, aux gravures d’une immense bible de 1700 qui le fascine, doté d’une vaste culture des beaux-arts et vénérant Topor, Siné, Ungerer, mais il partage volontiers le savoir gaiement glané – ses revues de presse, reportages dessinés et autres chroniques publiées dès les années 70, notamment dans Charlie Mensuel («Chez les esthètes»), sont des mines d’or dans lesquelles on a découvert avec la plus grande délectation fanzines obscurs, bédéistes oubliés, pornographes allemands, ouvrages de mécanique automobile et autres bizarreries littéraires.

A l’image de son sujet, l’expo elle aussi invite à aller au-delà de ce qu’elle montre, offrant notamment à la consultation tous les ouvrages de l’auteur, et diable sait qu’il y en a beaucoup. Esprit Charlie, verges farceuses et anus béants obligent, l’expo est interdite aux moins de 12 ans et un espace a été délimité par des rideaux, abritant les œuvres jugées «(encore plus !) susceptibles de heurter la sensibilité de certains spectateurs» bien que la frontière soit quelque peu artificielle puisque les organes reproducteurs se baladent librement en dehors de cet enclos.

On avait déjà constaté une précaution similaire il y a quelques mois à la Friche, au sein de l’expo Henriette Valium organisée par le Dernier Cri – ce dispositif de hiérarchisation un peu arbitraire des sensibilités est-il appelé à devenir la norme ? On se demande s’il existe bel et bien des visiteurs qui s’arrêtent au seuil de ces espaces ; le voile pudique n’est-il pas là uniquement pour être soulevé ?

Exposition rétrospective «Willem - Rire du pire», jusqu’au 3 février à la bibliothèque de la Part-Dieu de Lyon. Vernissage le vendredi 13 octobre à 18h30 en présence de Willem et de son épouse, l’artiste Medi.