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Interview

Camille Cottin et Jonathan Capdevielle : «Un seul en scène, c’est un ring, tu n’as pas l’espace pour être parano»

Réunis au théâtre parisien des Bouffes du Nord pour «le Rendez-vous», leur adaptation du sulfureux roman de Katharina Volckmer «The Jewish Cock», les deux artistes explorent hardiment les thèmes de l’héritage, de l’identité et du poids de l’histoire.
Camille Cottin et Jonathan Capdevielle au théâtre des Bouffes du Nord à Paris, le 3 janvier 2025 (Christophe Maout/Christophe Maout pour Libération)
par Anne Diatkine et photo Christophe Maout
publié le 5 janvier 2025 à 11h46

Une scénographie qui palpite, un ample tissu violet plissé qui emballe entièrement la scène. Et une jambe bien vivante qui surgit de cet antre organique, isolée du reste du corps. Elle remue, se replie, bat. Cette voix, cette jambe dissociée de tout, puis ce corps en entier, juvénile, vêtu de rouge, en short et bombers, mais oui, c’est bien Camille Cottin, actrice populaire s’il en est, plus rare au théâtre, et qui tout en tournant assidûment au cinéma jusqu’aux Etats-Unis, revient sur les planches avec une autrice et un metteur en scène qu’elle a choisis, à savoir l’autrice allemande Katharina Volckmer et l’artiste metteur en scène archi repéré et plutôt pointu Jonathan Capdevielle.

Dans son premier roman, The Jewish Cock, écrit directement en anglais, et dont le titre est resté en VO comme pour masquer sa crudité ou son scandale, Katharina Volckmer, née en 1987, restitue la voix d’une femme d’à peu près son âge, lors d’une consultation avec un médecin qui ne l’interrompt quasiment jamais, qui ne l’écoute peut-être pas, et à qui elle demande de lui greffer une «jewish cock». Peu à peu, ce flux de paroles qui semble passer du «cock» à l’âne et être axé sur un changement de sexe interroge l’histoire de l’Allemagne et le poids du nazisme sur celles et ceux qui sont aujourd’hui les petits enfants du IIIe Reich. La culpabilité se dilue-t-elle avec les générations ? Suffit-il de passer dans un autre corps, dans une autre langue pour pouvoir regarder avec une distance nouvelle les responsabilités de tout un peuple vis-à-vis de la Shoah ? Dans quelle mesure peut-on s’affranchir d’un passé qu’on n’a pas vécu mais qui fait partie de soi ?

Qu’est-ce qui a présidé au choix de The Jewish Cock de Katharina Volckmer ?

Camille Cottin : Je cherchais un roman à adapter au cinéma, de préférence avant même qu’il ne soit traduit en français. J’ai fait appel à une agence qui met en relation des maisons d’édition et des boîtes de production en vue d’une adaptation. Et le premier roman qu’on m’a proposé était The Jewish Cock de Katharina Volckmer. Je l’ai adoré. On m’en a proposé d’autres, mais je revenais toujours au texte de Katharina Volckmer, qui a pourtant une forme évidemment théâtrale peu transposable au cinéma. Le texte est si fort qu’il aurait été possible de se poser avec juste un micro et de l’asséner, façon stand up. Mais avant même de savoir à quel metteur en scène m’adresser, j’étais certaine de vouloir que ça engage mon corps, qu’il y ait une scénographie. J’avoue, je ne connaissais pas le travail de Jonathan Capdevielle. Je suis allée voir [les pièces] Rémi, Saga, et j’ai été happée par cet onirisme punk, ce jeu avec le fantastique et le sombre, la question des héritages, mais aussi son humour. Comment l’approcher ? C’était devenu une obsession. Je me disais : si Jonathan ne veut pas en être, j’abandonnerai le projet.

Jonathan Capdevielle : Camille et moi étions dans deux endroits différents. Artistiquement, géographiquement, et évidemment, en termes de notoriété ! J’étais au Mexique quand j’ai reçu ce coup de fil : «Camille Cottin, vous connaissez ? Elle a pensé à vous pour mettre en scène un texte de Katharina Volckmer.» J’ai lu le récit dans la foulée. Et à travers les thèmes de l’identité et des héritages qui traversent le livre, un lien se faisait. C’est la première fois que je travaillais avec une comédienne que je ne connaissais pas, qui plus est une «star».

C.C. : C’est la première fois que j’initie un projet. Même au cinéma, je ne l’ai jamais fait. Pas encore…

J.C. : On a très vite décidé qu’on allait adapter ensemble le roman. On s’est autorisés à remanier un peu la traduction, à parfois modifier l’ordre de certains paragraphes.

C.C. : On partage le même totem. Ça aurait été complètement différent si on avait fait appel à un adaptateur.

C’était important qu’il s’agisse d’un texte féministe ?

C.C. : Evidemment. Les premières représentations ont eu lieu à Aix-en-Provence [de la fin septembre à début octobre, ndlr], en plein procès Pelicot [au tribunal judiciaire d’Avignon, portant sur les viols infligés à Gisèle Pelicot par Dominique Pelicot et 50 coaccusés, tous condamnés et dont dix-sept ont fait appel], et le texte résonnait puissamment. Notamment, tout le passage sur le «vagin qui sera toujours un objet de baise». Ou encore sur les deux manières de s’asseoir selon qu’on est un homme ou une femme. On peut dire que c’est cru et dur. Mais Katharina Volckmer n’est jamais dans la posture. Ce dont elle parle nous traverse encore.

Le texte évoque également les résonnances souterraines de la Shoah sur sa génération.

C.C. : Ce que Katharina Volckmer hurle en tant qu’Allemande née en 1987, c’est : «Pardon ! On est donc censés se construire après Auschwitz ? Vous pensez vraiment que trois générations plus tard, on peut accepter d’en être issu ? Regardez donc tout ce qu’on fait pour être pardonné, mais qui n’efface ni ne pardonne.» Ce poids est l’un des axes auquel on tenait beaucoup, Jonathan et moi. La narratrice paye ce pénis avec une somme provenant de son arrière-grand-père, chef de gare de la dernière station avant Auschwitz.

Camille, quel élan a suscité votre retour au théâtre ?

C.C. : Je rêvais de partage avec les spectateurs. Au cinéma, il y a un délai très long entre le tournage et la diffusion. J’avais la nostalgie de ce moment collectif de la scène, ici et maintenant, jamais identique à la veille ni au lendemain. Cette énergie-là, cet échange, me manquait. Au cinéma, le corps est morcelé. On joue avec un geste de la main, une expression saisie en gros plan. Sur un tournage, je continue d’apprendre à comment procéder pour que ma pensée soit toujours en mouvement tandis que tous les muscles du visage sont détendus. On obéit à des marques. C’est très bien, j’adore cet exercice, mais je voulais revivre une expérience où on joue avec son corps entier. Au théâtre, je suis heureuse d’avoir un corps en liberté, même quand les mouvements sont hyperprécis, en particulier dans ce spectacle, où je dois dissocier les gestes des mots que je prononce. Mais j’en suis maître…

Du désir à la réalité : sauter le pas a été facile ?

C.C. : Non ! En particulier en raison de la disponibilité extrême qu’exige la scène. Au cinéma, on peut demander de décaler des dates ou des scènes. Au théâtre, une fois que la décision est prise, on doit jouer, l’engagement est irréversible. Ça demande d’être au clair avec son désir que le projet existe. Autre obstacle : je n’avais jamais été seule sur un plateau. Du coup, j’ai quand même essayé de faire demi-tour une ou deux fois. Ça n’a jamais duré longtemps, il y a toujours eu quelqu’un pour me rattraper.

J.C. : Le mariage est d’autant plus risqué qu’on réserve des théâtres sur une note d’intention quand rien n’existe encore, qu’on n’a pas commencé à répéter. L’engagement a lieu avant d’avoir une idée précise de la forme du spectacle… On se projette. Ce saut en partie dans l’inconnu est évidemment moins impérieux lorsqu’il s’agit d’une forme de théâtre plus formatée, qui reproduit des modèles existants.

Sauf exception, ce sont d’ailleurs plutôt les scènes privées qui font appel à des têtes d’affiche. Jonathan, quand vous disiez que vous n’étiez au même endroit, Camille et vous, vous pensiez à quoi ?

J.C. : Bien qu’elle ait débuté au théâtre, Camille fait partie de la famille du cinéma et cette famille va jusqu’à Ridley Scott ! Moi, j’évolue dans un théâtre minoritaire, de recherche et subventionné, fortement mis en mal par les coupes budgétaires. Et qui n’existe que grâce à une politique culturelle forte que les élus sont censés et doivent soutenir. Notre alliance rend plus poreuse la frontière de moins en moins étanche entre le public et le privé. A la fois par son financement mais aussi parce qu’on tourne dans le réseau des scènes subventionnées mais aussi privées. Si bien qu’on va rencontrer des publics qui sans doute n’auraient jamais eu l’idée d’aller voir mon travail.

A quoi pense-t-on sur scène ?

C.C. : Uniquement à ce que je suis en train de faire ! Un seul en scène, c’est un ring. Tu n’as pas l’espace pour être parano, pour penser au spectateur qui tousse ou regarde son portable, car tu es tellement en charge… Pourtant je suis sensible à l’énergie que me renvoie la salle. Tout en sachant que je ne peux pas trop m’y fier non plus. D’un soir à l’autre, les spectateurs ne rient pas au même endroit. Jonathan est en régie où il fait la voix du médecin en direct.

On peut imaginer que ce médecin est aussi celui qui manipule le rideau, gonfle les tissus, le rend organique… On n’a pas le sentiment que vous êtes vraiment seule.

C.C. : Effectivement, j’ai l’impression de respirer avec le décor. Je ne m’y attendais pas, mais mon corps devient ma marionnette. Il est mon partenaire. Pourtant, j’ai déjà incarné sur scènes des rôles exigeants physiquement. Quand je faisais, il y a quinze ans, Helen Keller dans Miracle à Alabama [de William Gibson, mis en scène par Bénédicte Budan, ndlr], j’étais sourde, muette, aveugle, c’était gratiné. Mais là, je travaille avec mon corps en dissociation. Je parle et j’agis en séparant les deux.

«J’ai toujours su que j’étais un chat qui aboie», dit l’héroïne. Vous aussi ?

C.C. : Etre un chat qui miaule, c’est obéir à une norme. Etre un chat qui aboie, c’est refuser de correspondre aux attentes ou avoir l’impression de ne pas être à sa place quand on y est. Je ne sais pas si j’en suis un, mais j’aime bien sortir du cadre. Mais Katharina va plus loin. Selon elle dans nos sociétés normées «aucun chat qui aboie n’a jamais conquis le ciel».

J.C. : Je comprends l’affirmation de Katharina sur le travestissement, que j’ai exploré très jeune. Encore aujourd’hui, il n’est pas évident de faire partie de «ces chats qui aboient». Enfant, avant la puberté, on m’a piqué aux hormones parce que je ressemblais trop à une fille. Dans les années 80, il arrivait que des médecins généralistes décrètent : «Tels caractères secondaires pas suffisamment affirmés, piquouse ! Voix trop aiguë, pas suffisamment de poils : on booste le corps.» Et à côté de cela, qu’est-ce que ça crée ? Un dérèglement hormonal. Mon corps était un feu d’artifice, je ne comprenais rien. C’est comme si on te forçait d’un coup à devenir quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, est-ce qu’on contraindrait ainsi le corps d’un enfant ? Je ne le pense pas.

Selon vous, dans la pièce, la transition de la narratrice a-t-elle déjà eu lieu ou est-elle en cours ?

J.C. : Cette question m’a taraudée jusqu’à ce qu’il m’apparaisse certain qu’il s’agit d’un examen et que la chirurgie se fera après. Il est clair qu’aujourd’hui on ne peut pas représenter des personnages trans sans se poser la question de qui les incarne et des enjeux de cette incarnation.

Vous avez commencé à imaginer ce spectacle il y a quatre ans, quand l’Europe n’était pas en guerre, avant l’élection de Trump. Le monde a énormément changé…

C.C. : L’année dernière, il y a eu un temps où j’ai eu peur effectivement de ne pas réussir à porter le projet, de ne plus parvenir à avancer. L’actualité était paralysante. Me frappe aujourd’hui à l’inverse la dimension terriblement contemporaine qu’il prend. Rien n’est obsolète dans le texte de Katharina, tout fait écho. Ses derniers mots: «Quittons cet endroit avant qu’il ne soit envahi par les clowns. Tenons nous la main, soyons des guerriers»

Le Rendez-vous, adaptation de Jewish Cock de Katharina Volckmer par Camille Cottin et Jonathan Capdevielle, mis en scène par Jonathan Capdevielle, aux Bouffes du Nord (75 010) du 7 au 25 janvier.