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Critique

A la Cinémathèque, une rétrospective en Cukor massif

LGBT +dossier
Entre comédies acides et mélodrames gothiques, le cinéaste hollywoodien aux idéaux égalitaires dénonçait subtilement les travers de l’époque dans une œuvre empreinte d’ambiguïté sexuelle.
Dans «Sylvia Scarlett» (1935), Katharine Hepburn incarne une femme déguisée en homme. (Warner Bros)
publié le 31 août 2024 à 8h30

Une rétrospective consacrée au génie trouble de George Cukor, maître de l’âge d’or hollywoodien, voilà l’occasion de plonger au cœur d’une œuvre étincelante, un tourbillon d’ironie vacharde, de finesse critique, d’ambiguïté sexuelle, de traversée des apparences, où se dessinent en lames de fond, des abysses empreints de noirceur et de mélancolie. Et d’envoyer aussi valser quelques certitudes en visitant sa longue filmographie – une cinquantaine de titres en un demi-siècle, allant du pré-code (les corps libres de Girls About Town, 1931) aux soubresauts d’un Hollywood vacillant sur ses bases (The Chapman Report, 1962).

A commencer par un chapelet de clichés tenaces, d’autant plus difficiles à démêler qu’ils sont parfois contradictoires. Cukor fut-il un auteur à part entière, bien que n’ayant jamais participé à l’écriture des scénarios (contrairement à un Billy Wilder par exemple), ni exigé le final cut, au risque de voir son chef-d’œuvre absolu, le musical flamboyant, Une étoile est née, charcuté et amputé à jamais ?

Ombres tourmentées

Ou fut-il tout simplement l’incarnation type du cinéaste de studio(s) – RKO, MGM, il les fréquenta presque tous –, brillante cheville ouvrière au service de l’excellence, orfèvre de la direction d’acteurs (et surtout d’actrices), un talent qu’il avait acquis à Broadway, et qui lui valut d’être d’abord engagé à Hollywood comme dialogue director – car c’est un cinéaste du parlant, exclusivement ? Son nom étant souvent associé à une poignée de scintillantes comédies du remariage (Indiscrétions, Femmes), ce genre auquel on le réduit souvent tend à éclipser le reste d’un corpus aux tonalités parfois plus sombres. Des mélodrames (Héritage avec un bouleversant John Barrymore, retrouvant après un séjour en hôpital psychiatrique une famille où il n’a plus franchement sa place), des women pictures (dont le très beau A Life of Her Own), des comédies acides au contenu politique implacable, épinglant l’inanité de l’époque (dans It Should Happen to You, une femme loue un gigantesque panneau d’affichage pour y inscrire son nom et briguer dans une démarche quasi warholienne avant l’heure, une célébrité aussi absurde qu’immédiate). Des musicals exaltant la relativité entre vérité et mensonge (les Girls, le Milliardaire). Démarche quasi inverse de ses films noirs mâtinés de gothique, où à travers une palette charbonneuse nimbée d’ombres tourmentées, il s’agit de déceler une vérité qui échappe sous le mensonge des apparences – déboulonner une idole, un salaud déguisé en héros, dans la Flamme sacrée ; révéler la beauté et la bonté d’une femme derrière le monstre dans Il était une fois, ou encore s’affranchir d’un mari toxique qui veut faire passer sa femme pour folle dans le fabuleux Hantise (à l’origine du concept de gaslighting).

Autres idées reçues parfois indécidables : ce «director’s women» – un titre de gloire qu’il détestait malgré l’évidente obsession du féminin qui innerve sa carrière, de Tarnished Lady (1931) avec Constance Bennent, première muse du cinéaste (1) à Riches et Célèbres (1981) – était-il misogyne ou féministe ? Ou les deux ? Voire l’un dissimulant l’autre, une misogynie de surface, reflétant davantage les préjugés arriérés de l’époque et des milieux dont il peignait si bien les travers (Femmes, My Fair Lady), que ses propres idées nettement plus progressistes et égalitaires. Ce qu’illustrent exemplairement les comédies avec Katharine Hepburn et Spencer Tracy. Et notamment Adam’s Rib dont, au fond, la seule marque de misogynie est à mettre au compte de son ridicule titre français, Madame porte la culotte – idem pour Born Yesterday (avec l’inimitable Judy Holliday), affublé dans nos contrées d’un intitulé affreusement phallocrate, Comment l’esprit vient aux femmes, en contradiction avec l’acerbe critique politique pimentant cette histoire de pygmalion qui s’avère être surtout celle d’une émancipation.

Inversion des clichés de genre

De What Price Hollywood au sublime et déchirant Une étoile est née (1954) qui en reprend quasiment la trame, de Born Yesterday à My Fair Lady, et dans une moindre mesure de Il était une fois à Mademoiselle gagne-tout, le recours à ce concept ambivalent de pygmalion (et celui afférent de la métamorphose de la «créature») abonde dans sa filmographie : mi-démiurge mi-coach, il révèle à elle-même, dans une sorte de maïeutique libératrice, celle que la société, le sort, les préjugés ou une masculinité toxique avaient entravée. Mais il est aussi celui qui réifie, qui manipule, qui assoit son ascendance pour pallier une impuissance, d’où sa chute inéluctable, la Galatée finissant toujours comme la créature de Frankenstein, par lui échapper.

Une autre composante essentielle cimente le cinéma de Cukor : l’ambiguïté sexuelle, la confusion des genres, et un recours quasi constant à la théâtralisation comme outil épistémique : le déguisement, l’échange des identités, la disparité entre l’être et le paraître. Autant de motifs dont Sylvia Scarlettoù Katharine Hepburn, égérie du cinéaste, incarne une fille déguisée en garçon – livre sa forme inaugurale, faisant écho à l’homosexualité du cinéaste comme à la bisexualité supposée de l’actrice. C’est cette possible porosité entre les sexes qui justifie leur indiscutable égalité.

Dans Adam’s Rib, les Tracy-Hepburn forment un couple heureux dont le mariage connaîtra quelques turbulences quand ils se verront confier une même affaire (l’un comme procureur, l’autre comme avocate d’une femme accusée d’avoir tenté d’assassiner son mari infidèle). Sous les atours de la comédie, ce ne sont rien moins que les fondements de la démocratie (l’égalité parfaite entre homme et femme, la soumission à la loi, impartiale et identique pour tous) qui se joue. Il faudra pour appuyer la plaidoirie, en passer comme souvent chez Cukor, par le travestissement et l’inversion des clichés de genres : Spencer Tracy soulevé comme une plume par une athlète ou fondant en larmes pour attendrir son épouse, démontrant sous le masque d’une sensibilité feinte ses talents de comédien. Pour aboutir à un finale qui sonne comme une profession de foi toute cukorienne : «Vive la différence !»

Rétrospective George Cukor, jusqu’au 7 octobre à la Cinémathèque française (Paris XIIe)
(1) La Première Femme de Cukor d’Alexandre Piletitch, 195 p (Marest Editeur)