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Critiques

La Mostra au bord de la mère

Mostra de Venisedossier
La 79e édition du festival de cinéma, qui livre son palmarès ce samedi, ausculte les traumas familiaux et les tourments de la maternité.
La comédienne Kayije Kagame, à l'affiche de «Saint-Omer» d'Alice Diop. (Les Films du Losange)
publié le 8 septembre 2022 à 17h22

Et voguent les gondoles de la «Regata Storica» de Venise, organisée chaque année en même temps que la Mostra, et qui semblent, aux yeux rougis du festivalier, comme le mirage d’une vie parallèle se poursuivant là-bas, de l’autre côté de la lagune. Alors que se termine le festival, on attend des films qu’ils charrient quelque chose comme l’écume du monde, et non pas simplement les effluves d’autres œuvres, donnant l’impression désagréable d’appliquer des recettes sans trop y croire. Dans cette catégorie, on peut citer la Syndicaliste de Jean-Paul Salomé (section Orrizonti), avec Isabelle Huppert, resucée mollassonne de l’abrasif Elle de Verhoeven, ou Don’t Worry Darling d’Olivia Wilde (hors compétition), qui construit un Truman Show fifties pour livrer une fable féministe dont l’idée (chaque homme, au fond de lui, rêve toujours de sa petite femme au foyer façon Trente Glorieuses) est neutralisée par la séduction opportuniste de l’ensemble de l’entreprise.

Le recours à une imagerie vintage, dont on critique la puissance oppressive tout en célébrant, de fait, la perfection plastique, est le signe d’une impasse des questions de représentation, si présentes cette année dans les films de la sélection (L’Immensità d’Emanuele Crialese, Monica d’Andrea Pallaoro), mais qui n’aboutiront pas si elles ne s’arriment pas à une réflexion sur la forme des œuvres. Une voie ouverte sur une pente extrême par Anhell69 du Colombien Theo Montoya, découverte de la Settimana della Critica, journal de combat et de deuil à Medellín, cité maudite pour une jeunesse queer qui évolue dans les limbes du capitalisme mondialisé. Rêves d’hormones, de célébrité, d’exil et la mort partout, filmée par Montoya comme une amie proche, une partenaire de mise en scène.

Belle lumière crépusculaire

Le deuil, justement, s’est infiltré au cœur de la compétition pour donner à voir des films de hantise, dont les thèmes (perte d’un enfant, renoncement à en avoir, deuil de la mère) ont jeté une belle lumière crépusculaire sur le Lido, en total contraste avec une météo anormalement estivale. Dans les Enfants des autres, cinquième long métrage de Rebecca Zlotowski, Virginie Efira trouve son meilleur rôle, celui d’une femme sereine, pour qui tout va bien jusqu’à ce qu’une présence (sa petite belle-fille) lui fasse réaliser une absence (elle n’est pas mère). A plusieurs reprises, il est question, dans la mise en scène comme dans les dialogues, de cette appartenance à une communauté ultramajoritaire, celle des parents. C’est le côté «daron» du film (Julien Clerc et Moustaki sont écoutés, on part en week-end en Camargue et on aime son homme lorsqu’il regarde le foot), qui a l’honnêteté de ne pas courir après la modernité du sujet, mais de creuser plutôt la subjectivité de son héroïne quadragénaire jusqu’à l’éclosion d’un doute partagé.

Présenté le même jour, le très réussi Love Life, d’un cinéaste japonais prolifique et assez inégal, Koji Fukada, prend le contrepied du ton de chronique des Enfants des autres et affirme, sans ostentation, la possibilité renouvelée du mélo. Tout commence par un petit garçon très doué et très mignon qui vient de remporter une compétition d’un jeu en ligne style go, et à qui les parents organisent une fête. Lorsque le pire arrive et que le film bascule vers l’exploration d’un processus de deuil familial, il tisse tout un réseau langagier – langue des signes, communication par reflets lumineux – qui relie entre eux les adultes qui pleurent et reconfigure les alliances en faveur d’un passé non soldé. Cette géométrie des sentiments nous fait entrevoir, entre les sillons creusés par les larmes, une profondeur de la mise en scène qui, plus qu’elle n’impressionne, émeut. Dans The Eternal Daughter de l’Anglaise Joanna Hogg (petite sensation de Cannes 2021 avec The Souvenir Part II), c’est Tilda Swinton qui prend en charge la troublante géométrie en miroir des deux personnages qu’elle incarne : une mère et sa fille venues dans un hôtel du Pays de Galles pour une étrange retraite. Cochant toutes les cases du film de genre horrifique (manoir inquiétant, brume épaisse, domestiques louches), The Eternal Daughter en fait malicieusement fi pour se concentrer sur la douleur d’une orpheline entre deux âges, prise dans les rets d’un amour filial sans bornes.

«On délire sur le monde»

Tout ce qui vient d’être évoqué est présent, mais d’une façon sans pareille, ultra radicale et anti-spectaculaire, dans Saint-Omer, première fiction d’Alice Diop (Nous en 2020), présentée en compétition. Prenant comme point de départ l’affaire Fabienne Kabou – une mère abandonne sa fille de quinze mois à la noyade, sur une plage du Pas-de-Calais –, la cinéaste organise la confrontation de son héroïne, jeune écrivaine venue assister au procès, avec le récit que livre l’accusée et qui la confronte à sa propre histoire familiale. A rebours d’un film de procès classique, misant sur l’émotion, l’effroi, l’identification, Saint-Omer insiste, le temps de très longs plans fixes, sur la parole de la mère accusée (son langage, très soutenu, a été source d’un étonnement non dénué de racisme pour de nombreux commentateurs de l’époque), avec un entêtement rêche, sondant au plus près les mots d’une possible vérité. Vérité non pas tant des faits que des affects provoqués par leur surgissement, dans une assemblée composée essentiellement de femmes (la juge, incarnée par la formidable Valérie Dréville, l’avocate, les assesseures).

Dans cette reconstitution à l’os, sans trace de mise en scène, il serait tentant de voir le regard de la documentariste, direct, pointilleux, méfiant vis-à-vis de toute fioriture formelle. Pourtant, en se plaçant sous les auspices de Duras (son texte limite sur Christine Vuillemin, la mère du petit Grégory), en construisant un jeu d’identifications complexe – l’héroïne ne se retrouve pas tant dans la mère criminelle que dans la petite fille sacrifiée –, en invoquant la figure de la Médée pasolinienne, le film défend le pouvoir curatif de notre recours collectif à la fiction, mais aussi sa possible proximité avec la folie. «On ne délire pas sur papa-maman, on délire sur le monde», disait Deleuze. Le film d’Alice Diop a réussi à faire entrer le monde dans la salle close de son procès, à la faire ressembler à une tête trop pleine qu’il fallait vider pour mieux respirer.