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Cinéma

«A son image» de Thierry de Peretti, à Corse et à cri

Le long métrage de Thierry de Peretti, sur une photographe qui documente les déchirements politiques de l’île à la fin du XXe siècle, articule malédiction et hasard dans une tragédie juste.
D’abord photographe amatrice, Antonia (à gauche) devient photoreporter pour «Corse-Matin». ( Pyramide Distribution)
publié le 3 septembre 2024 à 17h58

Dans Une vie violente (2017), Thierry de Peretti faisait résonner les coups du sort scandant le destin de son héros presque ordinaire sur le fond historique d’une guerre fratricide, celle qui fit rage dans les années 90 dans les rangs du nationalisme corse. L’histoire et la tragédie de l’île ne faisaient qu’une, confondues, et le film se cherchait un écart, l’endroit où placer son regard à bonne distance de la violence des actions et des paroles. Dans A son image, son nouveau film, le cinéaste retraverse la même époque (le récit va du mitan des années 80 au début des années 2000) et les mêmes événements (autour de la scission du FLNC), pour nous en présenter une version de l’envers.

L’envers de la légende, c’est l’image ? Cette fois, c’est son personnage, Antonia (jouée par l’admirable Clara-Maria Laredo), qui cherche la bonne distance – le film, comme le cinéma de Thierry de Peretti avec Enquête sur un scandale d’Etat (2022), ayant vraiment trouvé la sienne, il peut faire de cette quête la matière de son récit – pour les photographies qu’elle prend, avec les gens qui l’entourent et qui sont pris dans cette haute lutte nationaliste, décisive, parfois dérisoire, qui est aussi une malédiction. D’abord photographe amatrice, Antonia devient photoreporter pour Corse-Matin, un emploi du médium trop peu exigeant pour elle, ou exigeant trop de ne pas l’être. Dans la vie aussi, elle cherche sa place, être ou ne pas être dans les choses, entre les regarder ou les vivre, les désirer ou les subir, les empêcher ou pas alors qu’elles tournent mal. Comme elle sera photographe de mariages en restant célibataire. Veuve sans s’être mariée. Mais ce n’est pas là son problème, pas vraiment. On a dit que c’était la bonne distance focale.

L’intensité et la folie du monde

Si Une vie violente, pour décrire l’articulation corse du collectif et du singulier, cherchait le nœud entre malédiction et destin, A son image décrit plutôt les rapports entre cette malédiction et le hasard (l’accidentel, l’aléatoire). Un terrible et banal accident de voiture est à la fois son terme et le point de départ de son retour en arrière. Et sous-tend tout le film le rapport entre la vie erratique et la difficile tentative pour la fixer, sous la forme d’une photo ratée. Une phrase du roman de Jérôme Ferrari, que de Peretti et sa coscénariste Jeanne Aptekman adaptent ici, insistait sur la double menace pesant sur les images prises par l’héroïne : l’insignifiance d’un côté, le surlignage de l’autre, et leur inadéquation au sens des événements réels, «car le problème était précisément l’absence totale de tragédie et les photographies d’Antonia échouaient à en rendre compte parce qu’elles étaient bien trop lourdes d’une signification qui faisait pourtant défaut».

Quand la tragédie vient, parce qu’elle arrive, le défaut semble rester. En voir trop ou pas assez. Ce qui intéresse le cinéaste dans le journalisme (central dans Enquête sur un scandale d’Etat), ou ici le photojournalisme, c’est peut-être la tension entre la neutralité et la ferveur : comment on raconte l’intensité et la folie du monde avec mesure, la passion avec sobriété. Tout un catéchisme – et le cinéaste en personne joue le prêtre, parrain et oncle d’Antonia. Le cinéma, comme la religion, ne peut pas grand-chose, ne sauve pas ceux qu’il aime. Mais il est l’art d’enterrer les morts et d’encourager les vivants.

Grandeur des affects et des regrets

Chaque plan du film, au contraire des photos du personnage (qu’un diaporama nous révèle après tout le reste, poignant de venir tard, trop tard), est empreint de cette justesse de placement du point de vue, cette droiture optique, ni indifférente ni transie, qui vient de l’argentique, et qui semble prendre source, sans remonter à John Ford, dans un certain cinéma de l’époque dépeinte, les années 80-90, peut-être rêvé ou réinventé. Autant le roman de Jérôme Ferrari était cruel, sardonique (commentant et jugeant chaque chose dans un miroir déformant), mais dépassé par moments par la grandeur des affects et des regrets de ses personnages, autant le film est décidé à ne pas prendre d’avance ni de hauteur sur le hasard tragique qu’il fixe. Sauf peut-être dans ce rapport entre les images justes du film et les clichés, légèrement désaxés, de son héroïne.

Mais ce rapport est précisément son sujet, c’est son serrement de cœur, qui exprime à la fois le trajet d’Antonia et l’allégorie politique de ce qui la cerne et lui échappe, qui part en vrille violemment autour d’elle. L’inverse de l’ironie, le contraire du baroque, c’est ce que fait A son image : regarder bien en face ce qui est tortueux.

A son image de Thierry de Peretti avec Clara-Maria Laredo, Marc’Antonu Mozziconacci… 1h53.