Traditionnellement, dans le gros des animés japonais, les petites filles sont vives, débrouillardes mais jamais aussi caractérielles, mélancoliques et effrontées que Karin. Elles entament parfois des voyages initiatiques oniriques dans la splendeur des montagnes de l’Archipel après le deuil d’un parent, mais elles croisent rarement des suppôts des enfers tocards et incompétents comme des personnages de Tarantino. Il n’est pas courant non plus de voir l’animal fidèle tout dodu et kawaï qui veille sur l’enfant – ici un chat-fantôme très cool – se comporter en gentil bourrin white trash alignant les blagues de tonton et pissant avec décontraction contre la haie du voisin. Surtout, il est rare de voir coexister à ce point dans un même monde onirisme et prosaïsme, pastiche burlesque de franchises d’action et calme contemplation des tristesses enfantines. Mais de toute façon, aux yeux du marché japonais, rien n’est très normé dans ce Anzu, chat-fantôme, revisitation du mythe d’Orphée et Eurydice version mère-fille. Sa technique, la rotoscopie (séquences animées en dessinant image par image sur des prises de vue réelles) n’est pas courante au Japon. Son modèle de production, encore moins.
Une coproduction aux airs d’anomalie
En effet, ce long métrage de Yoko Kuno et Nobuhiro Yamashita, qui concourt cette semaine à Annecy, est une coproduction franco-japonaise. C’est-à-dire une anomalie. Certes, le cinéma en prise de vues réelles en compte quelques-unes (les films de Naomi Kawase, par exemple). Bien sûr, les séries animées franco-japonaises ont vécu leur heure de gloire dans les années 1970-80, avec les sagas Il était une fois l’homme…, Ulysse 31 (diffusé à la télé japonaise en 1988, huit ans après la France) ou le Sherlock Holmes de Miyazaki. Mais concernant les longs métrages d’animation, ce genre d’alliage est extrêmement rare. C’est qu’historiquement, au Japon, la place des mangas et des animés dans le quotidien, toutes générations confondues, rend le marché local autosuffisant. Leurs films et séries d’animation pour adultes sont les plus vendus au monde. Les studios japonais arpentent donc sans grande pression les allées du Marché du film qui borde le lac d’Annecy. Vu la santé de ce soft power, les Japonais n’ont pas besoin de se lancer dans ces montages transcivilisationnels – les «coprod inter» – nécessitant dialogue, diplomatie, compromis et adaptation à d’autres logiciels et logiques de gestion.
Reportage
Et pourtant, chez l’historique studio tokyoïte Shin-Ei Animation, institution quinquagénaire qui produit notamment deux licences parmi les plus populaires du pays (Doraemon et Crayon Shin-chan), le producteur Keiichi Kondo répète à longueur d’interviews : Anzu chat-fantôme n’aurait jamais pu naître sans les Français de chez Miyu Productions (27, Linda veut du poulet !…). «Peut-être n’étais-je pas très bon pour le pitcher, confiait le producteur japonais au printemps dernier lors d’une rencontre à Annecy. Mais mon idée était toujours reçue avec un certain scepticisme, soit parce que le manga dont le film est adapté n’est pas le plus vendu au Japon, soit parce que la rotoscopie n’est pas une forme d’animation particulièrement prisée localement.» Ajoutons que le film est cosigné par une jeune réalisatrice encore peu connue, autre embûche pour franchir l’étape du «comité de production», instance typiquement japonaise établie pour limiter les risques de pertes, les coûts d’investissement s’élevant environ à 1,5 million d’euros pour une série animée de 12 épisodes. Le «comité de production» réunit donc des entreprises diverses, comme des agences de pub ou des supermarchés, notamment chargées de déterminer le potentiel de déclinaison du film ou de la série suites ou adaptations.
Faire revenir les talents
Emmanuel-Alain Reynal, patron de la société de production et de distribution indépendante française Miyu, rappelle que la mauvaise fortune initiale d’Anzu est loin d’être un cas isolé. Pendant longtemps, ce militant de l’animation d’art et essai se désolait de noter que l’essentiel des jeunes réalisateurs japonais dont il adorait les courts métrages en festivals finissaient par sortir des radars : après leur film de fin d’étude, les «talents» de l’Archipel produisaient un premier film professionnel puis, faute d’aide suffisante à la création et sans réelle politique des auteurs, entraient dans l’industrie par nécessité économique, devenaient techniciens ou auteurs de films de commande, sans jamais revenir à la réalisation indépendante. Depuis six ans, Miyu tente de les «faire revenir» en coproduisant des courts métrages primés depuis à Cannes, Annecy ou Berlin. Parmi ces «repêchés», une jeune réalisatrice, Yoko Kuno, une des rares artistes à travailler la rotoscopie au Japon. Son Anzu, chat-fantôme est le premier long-métrage né de la collaboration entre Miyu et Shin-Ei, ovni scruté avec stupéfaction à l’international puisque les deux studios ont non seulement coproduit (le distributeur Diaphana en France les a suivis, ainsi que Charade pour la vente internationale mais aussi Gkids, plus important distributeur américain d’animation indépendante, notamment de tous les films du studio Ghibli) mais ont aussi partagé un dialogue artistique. Les décors et la mise en couleur des personnages sont français, conçus par le directeur artistique Julien De Man (la Tortue rouge…), l’animation, elle, est japonaise. «Nos références pour les décors, c’est le peintre Bonnard, mais mêlées au regard de deux réalisateurs japonais qui nous ont parlé de la façon dont on devait sentir la lumière de l’été japonais sur telle fleur… Réussir à partager l’artistique est ce qui a le plus surpris, je crois, parce que c’est aux antipodes des habitudes au Japon. Ça a créé la curiosité.»
L’industrie japonaise a donc fini par s’intéresser au projet : Anzu chat-fantôme sortira en salles là-bas en juillet. Aussi, fort d’une réputation croissante sur l’Archipel, Miyu a pu, ces six derniers mois, vendre là-bas plusieurs de ses films français dont Linda veut du poulet !, de Chiara Malta et Sébastien Laudenbach, cristal du long-métrage à Annecy en 2023 et césar du meilleur film d’animation en 2024. D’autres coproductions franco-japonaises sont en cours sous son drapeau. A mesure qu’il rencontre tenants de la nouvelle garde et monstres sacrés de sa cinéphilie, Emmanuel-Alain Raynal nourrit l’espoir, à son échelle, de démontrer de fil en aiguille les vertus de ce modèle de soutien à la création indépendante dont tous les partis politiques français devraient s’enorgueillir. «Bien sûr que là-bas, au Japon, nous sommes incroyablement enviés.»