La vieille ville de Dubrovnik (Game of Thrones), Victoria Street à Edimbourg (Harry Potter), Notting Hill à Londres (Coup de foudre à Notting Hill) : le tourisme orienté par les mondes imaginaires des industries culturelles de masse fabrique une étrange réalité, notre vision de sites façonnés par des siècles d’histoire locale brouillée par celle des histoires inventées et leurs lieux chimériques. Mais aucun lieu n’a été transfiguré de manière aussi singulière que le quartier des Abbesses, dans le nord-est de Paris puisqu’au gré des années depuis la sortie du Fabuleux destin d’Amélie Poulain en 2001, et de la croissance de fréquentation exponentielle de ces quelques rues aux abords de Montmartre, Blanche et Pigalle, le faubourg bien réel, à l’identité de «village» profondément enracinée, a été remplacé par un double sévèrement dénaturé, aux traits grossiers et couleurs vives – ceux déterminés par Jean-Pierre Jeunet.
Quartier dédié au premium médiocre
Tel est le pouvoir ahurissant de l’entertainment mondialisé qui, sur la foi d’un fantasme élaboré par un fantaisiste assumé, peut achever la refonte en profondeur d’un lieu tout entier, de son architecture à son ambiance en passant par sa topographie. Ancien bastion populaire, sis à l’extrémité de Barbès et à la lisière de l’épicentre touristique au pied du Sacré-Cœur, les Abbesses, et ses habitants, ne s’en sont jamais remis, ses ruelles muées définitivement en artères d’un mall à ciel ouvert exclusivement dédié au premium médiocre jalonnées de bistros «typiques» aux terrasses fleuries les douze mois de l’année.
Interrogé à son domicile montmartrois par Libé le 26 décembre 2001, Jeunet prenait acte des prémices de la transformation du quartier où il résidait, et de la surfréquentation des lieux emblématiques du film, le Café des 2 moulins, le cinéma Studio 28, l’épicerie Collignon. Sans rien regretter, au contraire : «Ce qui me fait plaisir, c’est de voir que le film a changé la vie de l’épicier d’à côté, du patron du café les Deux-Moulins. Il voulait vendre, maintenant il ne veut plus, il donne des interviews tous les jours, les touristes viennent dans son café…»
Américains fous de ce monde imaginaire
La gentrification a asséché d’autres endroits à Paris bien sûr. Mais d’une certaine manière, Amélie Poulain, qui a failli s’intituler «Amélie des Abbesses», a même fait pire qu’instituer un lieu à la place d’un autre : ce film réalisé par un Nancéen résidant à Montmartre mais dont l’impérissable renom s’est nourri de la fascination qu’il exerce à travers le monde a ouvert la voie à une sorte d’impérialisme onirique, les Américains fous de son monde imaginaire similairement fondés à se le projeter sur les façades des rues de Paris et à investir dans son immobilier. En témoigne la popularité chez les touristes en visite à Paris du béret rouge de la série Emily in Paris, une suite et extrapolation logique – toute homophonie entre «Emily» et «Amélie» volontaire et assumée. On ne porte pas le béret à Paris parce que le béret est français, mais parce qu’on l’a vu sur Netflix.