La marque d’un grand cinéaste tient souvent à sa faculté à inventer un territoire, une langue inouïe, des images qui lui sont propres. Et l’œuvre de David Cronenberg, obsessionnelle s’il en est, n’aura cessé de ressasser sa métaphysique retorse des corps mutants, augmentés, hypersexualisés. Les chairs palpitantes «pluggées» à la technique, magnétoscopes humains (Videodrome), plaies béantes abouchées à la tôle froissée (Crash), excroissance assignant la porosité du charnel au numérique et du réel à l’esthétique des jeux vidéo (eXistenZ), l’anomalie et l’aberrant comme critique subreptice et intestine du corps social dans ses manifestations les plus coercitives. Une façon alors inédite d’arrimer le fantastique à notre monde, ses peurs, ses enjeux, en le délestant du recours au surnaturel et de tous ses oripeaux gothiques. Le plus fascinant étant que cette furieuse cohérence émergeait dès ses premiers films, et qu’il n’en aura quasiment jamais dévié.
Esthétique débraillée
Après de premières embardées dans le cinéma expérimental (Stereo, Crimes of the Future), puis un détour par la télévision, son entrée dans le circuit commercial avec Frissons (1975) et Rage (1977), formant une sorte de diptyque, allait signer l’acte de naissance de l’inner terror – l’épouvante qui vient de l’intérieur, nichée au cœur de l’intime, dans l’exubérance hallucinée d’une physiologie de l’hybride, où l’organe mutant semble vivre une vie autonome, et susciter d’impérieux désirs à même de pallier l’incomplétude des êtres.
Ayant en commun avec Frissons le thème de la pandémie s’abattant sur Montréal (les deux films furent tournés grâce à des deniers québécois), Rage, édité dans un beau coffret Bluray par Carlotta Films avec le nettement plus dispensable Fast Company, s’en distingue toutefois par son ambition géographique : le mal n’est plus circonscrit à un seul immeuble, mais essaime dans toute la ville, métro, centre commercial, autoroute, clinique de chirurgie esthétique etc. L’occasion pour le cinéaste de s’essayer à la fable postapocalyptique, non loin des dystopies d’un George A. Romero – on songe évidemment à Zombie et plus encore à The Crazies, dont il partage l’esthétique brouillonne et débraillée – vecteur d’une cinglante critique des dérives sécuritaires d’une société dominée par la peur.
Chairs compressées
Le patient zéro de cette épidémie de «rage» transformant les habitants en fous furieux écumant la bave aux lèvres, c’est Rose, une belle motarde au teint diaphane et au regard d’airain. A la suite d’un grave accident ayant nécessité une greffe de peau expérimentale, la jeune femme (campée avec une grâce impavide et mélancolique par Marilyn Chambers, icône du porno illuminant le cultissime Derrière la porte verte) se réveille d’un coma dotée d’une étrange cicatrice sous l’aisselle, un orifice vibrant et vivant aux plis étoilés d’où émerge un dard érectile appelant de folles étreintes orgasmiques lui permettant de se nourrir du sang de son partenaire ; ses victimes après une courte léthargie devenant ensuite enragées et contagieuses. Film de vampire sans le décorum – à la morsure Cronenberg substitue le contact peau à peau, les chairs compressées comme pour signifier le désir inaltérable et tragique de faire corps avec l’autre – puis film de zombies, prémonitoire des grandes pandémies contemporaines (sida, Covid-19, avec la curieuse séquence du pass vaccinal exigé pour circuler, qui nous rappelle quelque chose), Rage est aussi un grand film sur la solitude et la fondamentale incomplétude des êtres, le héros cronenbergien aspirant toujours à fusionner avec un autre, une pure altérité, qu’elle soit animale ou mécanique, projection visuelle, numérique ou gémellaire.