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Libération
50 ans, 50 combats

De Serge Daney au cinéma asiatique, «Libé» ou l’esprit critique

Libération a 50 ansdossier
Régulièrement taxé d’élitisme et d’intransigeance, «Libé» suit depuis ses débuts la même boussole vigilante, imbriquant le social et l’esthétique : dénicher les talents cinématographiques en faisant fi du marketing.
La une de «Libé» du 14 mai 2014.
publié le 4 novembre 2023 à 6h14

«Stop à la violence» : pendant trois mois (novembre 1999-janvier 2000), une bruyante polémique a fait rage en France non pour protester contre les coups de matraque de la police mais contre la critique de cinéma, son rôle, sa compétence (en l’occurrence «son incompétence»), ses réseaux, son langage, ses réflexes, son pouvoir de nuisance, sa part corrosive dans l’effritement de l’écosystème d’un cinéma français craignant pour ses parts de marché, et pourquoi pas, ses habitudes alimentaires ou sa santé mentale… Plus jamais depuis il n’y eut un tel concert de hululements ulcérés, des articles par dizaines pour savoir s’il fallait ouvrir d’urgence des cursus universitaires de critiques constructives après avoir arraché à pleines brassées les «plumes» autosatisfaites en place et trop en verve : «Il y a cette jubilation, quasiment palpable, dans le plaisir de détruire, d’abîmer, cette joie qu’on devine à écrire telle ou telle exécution, à imaginer tel ou tel titre fracassant», pouvait-on lire ainsi dans un manifeste à la diable écrit à plusieurs mains par des cinéastes en colère, issus des rangs de l’ARP (la Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs), ayant une mauvaise gestion de ce qui n’était alors qu’un téléphone-fax (au point d’envoyer par erreur leur missive en chantier à différents médias incriminés) et réunis autour de l’aimable Patrice Leconte (les Bronzés, Monsieur Hire, Maigret…), initiateur de cette conjuration anti-violence critique qui avait allumé la mèche… dans Libération : «J’aimerais penser que les critiques soient non plus des ennemis systématiques mais des partenaires attentifs», déclarait-il dans une interview que l’on publiait en double page, le 25 octobre 1999, Libé étant explicitement l’un des principaux points de fixation de cette cohorte de cinéastes estimant que non seulement nous ne prenions pas la pleine mesure de leurs talents mais qu’ils étaient de surcroît tournés en ridicule ou traînés dans la boue. A partir de cette publication, et suite à une réunion mi-catharsis collective mi-conseil de guerre des membres de l’ARP (Claude Miller, Claude Lelouch, Bertrand Tavernier, Jean-Jacques Beineix, Claude Berri, Cédric Klapisch pour les plus remontés), la querelle va enfler déraisonnablement et tout le monde, par interviews, tables rondes, tribunes, indiscrétions interposées, ira de son opinion, en s’envoyant des noms d’oiseaux à la figure. On ressort les vieux dossiers, les vieilles rengaines (Truffaut aussi était dur mais… c’était Truffaut) et les valises de reproches remplies à craquer de bonbonnes de sentiments vinaigrés. Libé prend cher avec, entre autres, le sempiternel exemple devenu running gag de crime de lèse-auteur digne (et de gauche) toujours pas digéré douze ans plus tard, le canonique «Chronique d’une merde annoncée» en titre de la descente en flèche par Gérard Lefort, le 9 mai 1987, du nouveau film de Francesco Rosi adapté de Gabriel García Márquez et présenté à Cannes : «Riche, comme les pâtes, en casting et en budget (12 millions de dollars), Chronique d’une mort annoncée rend hommage à la célèbre pub Nescafé : images spécial filtre, acteurs lyophilisés, arôme colombien. Café bouillu, café foutu.»

Autre date symptômatique, le 8 mai 1997. En ouverture du 50e festival de Cannes, Luc Besson projette son film de science-fiction à gros budget, le Cinquième Elément, tentative de concurrencer le cinéma américain mainstream sur son propre terrain et avec ses propres stars (Bruce Willis). Le film est incendié par la critique américaine mais ici, Libé ne sera pas en reste comme souvent avec l’auteur du Grand Bleu (qui finira même par nous faire un procès en diffamation après un article publié en 2003 sur Fanfan la Tulipe qu’il avait produit et dont nous avions dénoncé «le racisme», procès qu’il perdra). Olivier Séguret pointe le «canevas puéril que le cinéaste se vante d’avoir imaginé à 16 ans» pour un «film difforme mais pas assez malade pour être intéressant». Or, six jours plus tard, et alors que le blockbuster remplit les salles en France (400 000 entrées en une semaine), le journal fait sa une avec le film et titre «le vote Besson». L’orientation légèrement idéologique – et a priori très «décalée» par rapport à la ligne éditoriale cinéphile en usage dans nos colonnes – des différents articles ainsi publiés ensemble se lit d’emblée avec une interview de Michel Ciment et Jacques Zimmer, deux journalistes du mensuel Positif, titrée : «Ce qu’écrit la critique n’a plus d’importance.» Il s’agit d’ailleurs à chaque page de souligner à quel point le public n’en fait qu’à sa tête, comme s’il s’agissait d’un fait nouveau qui méritait d’être analysé. La légende veut – et dit vrai pour une fois – que le staff de journalistes de la rubrique cinéma toujours envoyés spéciaux à Cannes n’avait pas du tout été mis au parfum de cette mise au point en forme de coup de couteau dans le dos sur le criant divorce entre critique et public, perfidement pilotée depuis Paris par une fraction de la direction d’alors avec des concepts faiblards et une malveillance décontractée.

Le procès de la critique est constitutif de la critique elle-même. Il semble qu’elle ne puisse survivre et prospérer qu’en milieu hostile. Tenez-la pour acceptable, légitime en toutes circonstances, en phase avec le marché et le public, elle s’étiole ou survit sous la forme quasi médicale de la «prescription» (la critique comme guide du consommateur culture). Il lui faut un écart, une marge, une dissonance. Du moins c’est ainsi qu’elle est vécue, pensée, transmise dans le champ du cinéma par le legs offensif des années 50-60, d’André Bazin à Godard. L’ébullition du champ cinéphile après-guerre et l’avènement en France de la génération turbulente des cinéastes de la Nouvelle Vague, puis dans les années 70, aux Etats Unis la crise des studios et le choc engendré par ce qu’on nommera le Nouvel Hollywood, produisent un rapport aux films jalonné d’incessantes déductions théoriques, morales, politiques, elles-mêmes à l’origine de schismes, de brouilles à mort, d’invectives et de libelles vengeurs. On finirait presque par oublier qu’il s’agit par ailleurs d’un travail et même, dans le meilleur des cas, d’un travail de fond. Les films ne sont pas que des œuvres à aimer ou détester selon le critère expéditif des «étoiles» qu’on leur colle comme un sticker mais des faits aussi objectifs à bien des égards que le vote d’une loi à l’Assemblée, un accident industriel dans une usine pétrochimique ou une performance au saut à la perche.

Dès 1973, Libération publie des articles sur le cinéma et la question de la nature réelle de ce qui est représenté est d’emblée soumise à la question. On y lit notamment une polémique sur les Aventures de Rabbi Jacob avec Louis de Funès, Pascal Bonitzer (devenu scénariste et cinéaste depuis) pointant dans la comédie populaire à succès de Gérard Oury des enjeux politiques sous la couche de rire rassembleur : «Et puis quand même si l’on veut être exigeant : 1) l’Arabe sympathique […] est donc joué par un acteur français (le personnage de Mohamed Larbi Slimane interprété par Claude Giraud, ndlr). 2) Les méchants sont des Arabes, très typés qui font constamment le geste d’égorger.» Dans un article publié en mars 1990 sur le premier film de l’Iranien Abbas Kiarostami, Où est la maison de mon ami ?, qui s’apprête alors à sortir sur les écrans français, Gérard Lefort écrivait : «Il est très rare en effet que le cinéma soit pris pour ce qu’il est : une machine à voir le voir, à trier la vision, quitte à contester ce tri et même à le disqualifier.» Cet effort pour «voir le voir» et voir comment ça va ou pourquoi ça déconne, ou montre mal en ayant l’air de montrer juste, s’applique précisément à la critique, et par-delà tout le folklore et l’écume des punchlines ou des titres accrocheurs, est, et demeure, le nerf sinon de la guerre, du moins du métier.

Quand Serge July en 1981 embauche Serge Daney qui a derrière lui huit années à la tête des Cahiers du cinéma pour ce qui restera comme une des périodes théoriques les plus hardcore de la revue (les années Mao et la suite sous influence Derrida-Deleuze), il entérine l’idée qu’un quotidien encore jeune peut intégrer dans ses pages une ambition cinéphile qui ne lui garantit ni les faveurs du marché ni l’adhésion d’un lectorat qui, à l’orée des années 80, avec l’arrivée de Canal+, peut commencer à glisser délicieusement du côté de la pure consommation hédoniste. Olivier Séguret a une vingtaine d’années quand il débarque dans l’équipe : «Il faut quand même se souvenir que la presse ne brillait pas par son avant-gardisme. Daney a beaucoup œuvré pour neutraliser l’attrait toujours possible de l’anti-intellectualisme alors qu’un mensuel comme Première naît et s’impose justement sur une défense “cool” du cinéma commercial, en tout cas en rupture avec la politique des auteurs. D’un autre côté, c’est l’époque où le cinéma rentre à l’université, dans les écoles, et où la volonté politique de la gauche au pouvoir crée un climat favorable à l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs français avec laquelle Libé sera synchrone.» Toujours pris en tenaille entre l’industrie – et donc le marketing – d’un côté (dont Leconte et consorts se faisaient les porte-voix sous couvert de vertues pacificatrices) et la société (le «vote du public», le box-office), le journalisme critique – et pas seulement sur le champ du cinéma évidemment – se développe là où «la distinction entre le monde des faits indiscutables et des valeurs discutables», pour reprendre les catégories de Bruno Latour, ne peut exister, où il faut au contraire travailler ensemble l’information et le jugement selon une alchimie assez étrange où la mémoire cinéphile, l’intuition personnelle, les mises en perspectives sociales, morales, esthétiques sont mobilisées et juxtaposées. «Il fallait tendre la main aux petits, et castagner les puissants», résume aujourd’hui Gérard Lefort, qui fut à partir des années 90 le chef d’orchestre d’une ligne éditoriale et d’une écriture qui rapidement tranche dans le paysage (jusqu’à l’invention d’un vrai-faux critique, Bill Chernaud qui met sur les dents tous les attachés de presse), montant un service cinéma en bonne et due forme. En 1987, sort un hors-série monstre piloté par Louis Skorecki, Pourquoi filmez-vous? avec les réponses recueillies au téléphone, par la Poste ou par fax de 700 cinéastes depuis 70 pays. Quelques réponses : Bergman («Je ne filme pas»), Godard («Je filme pour éviter la question du pourquoi»), Altman («C’est mon boulot. Je pense que c’est une question stupide. Je n’ai aucune envie d’y répondre»)…

Très tôt, il s’agira d’arpenter un territoire qui ne peut se réduire à l’articulation cinéma français versus Hollywood. D’où une vigilance errante, qui ne s’est jamais démentie, pour tout ce qui peut émerger n’importe où et surtout hors de portée de l’attention du plus grand nombre, ainsi qu’un investissement presque vital à ne pas louper les premiers films, à trouver les talents avant qu’ils n’explosent ou ne fassent consensus. La parole donnée dès 1978 au jeune Italien Nanni Moretti (Je suis un autarcique), les articles sur une inconnue néo-zélandaise (Sweetie de Jane Campion, en 1990), ou les premiers pas d’un Taïwanais mélancolique (les Rebelles du dieu Néon de Tsai Ming Liang), la révélation de cinéastes chinois en marge, indépendants (Xiao Wu, artisan pickpocket de Jia Zhangke, les huit heures d’A l’ouest des rails de Wang Bing), d’un auteur portugais illuminé (O Fantasma de João Pedro Rodrigues), le premier film d’un musicien french touch (Steak de Quentin Dupieux) ou la première fiction d’une brillante documentariste (le récent Saint-Omer d’Alice Diop) grillent d’autorité et régulièrement la priorité à des productions plus identifiées, plus riches ou plus marketées. Comme le dit Jean-Marc Lalannne, passé lui aussi des Cahiers du cinéma à Libé pour trois ans à l’orée des années 2000, et aujourd’hui aux Inrocks, «il ne s’agit pas d’écrire pour la postérité mais il ne faut surtout pas louper le présent, ce en quoi il y a une dimension pop très spécifique et sans doute un rapport plus personnel qu’ailleurs à ce qu’on peut s’autoriser à écrire». Dans une interview récente au site Critikat, Camille Nevers, le dit aussi tout en le pratiquant puisqu’elle est une signature régulière et très singulière des pages cinéma d’aujourd’hui : «La critique, je crois, cherche, le plus en phase possible avec la chose vue, à rendre compte d’une subjectivité et d’une objectivité du cinéma. […]. La question demeure : comment trouver une forme de joie renouvelée, ou de colère.»