Au fil des portraits cannois, réalisés au rythme tout à fait délirant de deux par jour pendant toute la durée du festival, on a pris l’habitude de sonder Martin Colombet. Il parle souvent de ce que la personne lui a «donné» en photo, rayonne d’emblée quand unetelle s’est montrée ouverte au jeu, fronce les sourcils quand il constate qu’untel ne lui a «vraiment pas donné grand-chose». Un peu comme on comptait les billes gagnées à la fin de la récréation, les instants qui suivent une séance de portrait sont l’occasion de faire le point sur la récolte. La conversation, souvent fermement minutée, s’apparente à un exercice de spéléologie. Jusqu’à quelle profondeur va-t-on réussir à descendre cette fois ? Quand l’accès à la fosse est barré, comment s’infiltrer malgré tout ?
On retiendra la calme promenade à travers la vie intérieure de Wang Bing, en trio avec sa traductrice, dans un parfum de fleurs accentué par la pluie. La surprise que Kanu Behl nous en dise tant sur toutes les circonvolutions de son histoire familiale et intime, alors qu’avant la rencontre, son attachée de presse nous prévenait de sa pudeur sur certains sujets. L’absence de chichis de Céleste Brunnquell, qui se dirige vers le shooting photo en courant bras écartés dans le sable, sourire aux lèvres, communiquant sa joie à Martin. Le record battu avec Josh O’Connor, qui n’a que huit minutes in extremis à nous accorder mais accepte de s’adonner, tope là, à un rapport humain sans restriction et nous raconte tout ce qui le fait pleurer. La fulgurance de Takeshi Kitano (lire ci-dessous) derrière ce visage qui, marqué il y a trente ans par un grave accident de moto, bouge à peine.
On aura aussi appris que, à l’exception de Chouchou Kitano, les plus gros sont les plus chiants – tel acteur-mannequin aux millions de followers rechigne en dernière minute à faire la photo convenue parce qu’il est «fatigué» et ne ressasse rien que des formules manifestement apprises par cœur dans un communiqué de presse, telle pointure hollywoodienne se montre d’un mépris total avec Martin, levant des sourcils condescendants à ses instructions («si c’est ce que tu veux…»), sans même parler des grosses productions américaines où l’on vous fait miroiter une éventuelle possibilité de rencontre, mais seulement sept minutes, sans photo, sous les pales d’un hélicoptère en marche et par groupe de cinq acteurs parmi lesquels une vedette et quatre nobodies casés là à la manière de ces coffrets de Noël qui vous refourguent un gloss goût durian pour l’achat d’une huile prodigieuse. Nul accident sérieux à déplorer cependant, Martin Colombet va bien, son assistant Arthur Gau dit qu’il est très content d’être là, nous aussi, c’était super, on reviendra, bisou.
Arieh Worthalter ne tient pas en plage
Au bord de la plage de sable fin, on aurait peiné à reconnaître Arieh Worthalter si on ne l’avait vu ailleurs que dans le Procès Goldman, le film de Cédric Kahn, dont il interprète l’accusé Goldman. Costume gris, rasé de près, pommettes saillantes et traits tirés, perpétuellement au bord de l’explosion à l’écran, l’acteur débarque sur la plage de la Quinzaine d’un pas décontracté, cheveu et barbe à l’état sauvage, chapeau à la Tom Waits, anneau pendouillant à l’oreille. Cet homme ressemble-t-il à Pierre Goldman ? Peut-être plus qu’au premier coup d’œil. Lire son portrait.
James Mangold, défrayer l’anachronique
L’apparence est soignée, l’assurance inébranlable. James Mangold, qui signe le dernier volet de la franchise Indiana Jones, venu remplacer Spielberg au pied levé a-t-il eu à lutter pour imposer sa vision ? «Quand Harrison, Steven et Kathleen Kennedy [la productrice, ndlr] sont venus me chercher, ils avaient besoin d’aide pour faire un film. J’ai senti que j’avais des alliés, pas une bataille à mener. Mais j’ai vu un challenge : dans ce monde, une franchise ou une licence de propriété intellectuelle représente une valeur financière pour une entreprise ; le public sait de quoi il s’agit, la vente des tickets est pour ainsi dire prévue à l’avance. Mais en tant que créateur, réalisateur, scénariste, si vous n’avez rien de nouveau à dire, vous faites juste de l’argent. Je me suis demandé : qu’est-ce que j’ai à dire ?» A 59 ans, le cinéaste qui signait en 2005 le biopic sur Johnny Cash Walk the Line (cinq nominations aux oscars) a derrière lui une élégante ribambelle de succès à la fois populaires et critiques. Lire son portrait.
Elina Löwensohn, latex sur les épaules
C’est presque avec appétit que, dès le début de la rencontre, Elina Löwensohn s’écrie avec de grands yeux de tarsier : «Mais vous êtes très jeune !» Et en un éclair c’est Nadja qu’on croit apercevoir, l’inquiétante vampire qu’elle incarnait en 1994 dans le film du même nom de Michael Almereyda. Un de ses premiers rôles au cinéma alors qu’elle avait 28 ans ; dès les premières minutes, elle y croque le cou d’un soupirant. La bouche est barbouillée de sang, le regard sans âge. Elina Löwensohn nous ressert gentiment du thé vert. Pas de danger. Bel et bien humaine, elle a 56 ans, un sourire large et chaleureux, d’élégantes aspérités dans la mélodie de son français, éternels résidus d’une enfance passée en Roumanie, avant l’exil, à 14 ans, aux Etats-Unis. Cette mélodie qui lui est propre, elle la prête au personnage de Rainer qui, d’une certaine façon, tient par son omniprésence les rênes du nouveau film de Bertrand Mandico, Conann. Lire le portrait.
Sandra Hüller, Rhin ne lui résiste
Une absence remarquable de tout ce qui pourrait être superflu. Généreuse dans sa disponibilité, Sandra Hüller sourit peu et ne fait pas de charme, écoute attentivement et répond avec précision, très simplement, presque sans adjectifs, hésite à peine, ne se répète pas. Une idée, quelques phrases articulées avec douceur, point, ses yeux dans les vôtres, question suivante. Parfois, «c’est trop intime» ou «je ne souhaite pas répondre», limites fixées clairement mais sans aucune animosité. Si l’entretien est une danse, Sandra Hüller maîtrise sa sarabande. L’actrice originaire d’Allemagne de l’Est, où elle est née de parents pédagogues onze ans avant la chute du mur, avait profondément marqué les esprits en femme d’affaires au bord de la crise de nerfs dans Toni Erdmann de Maren Ade. Depuis le succès de cette comédie gaga nommée pour une palanquée de prix prestigieux en 2016, Sandra Hüller n’avait pas remis les pieds sur la Croisette. La revoilà avec fracas, en compétition officielle dans deux rôles diamétralement opposés chez Justine Triet (Anatomie d’une chute) et Jonathan Glazer (The Zone of Interest). Lire son portrait.
Alicia Vikander, metteuse en reine
Le temps est toujours sévèrement compté à Cannes pour qui veut tailler une bavette avec une personnalité hollywoodienne. Alicia Vikander, heureuse propriétaire d’un oscar remporté en 2016 pour The Danish Girl puis catapultée au summum de la désirabilité dans le rôle de Lara Croft (Tomb Raider) en 2018, fait partie de celles qui savent meubler un espace minuscule de moins de vingt minutes avec goût et intelligence. «Ce qui m’intéresse, ce sont les zones grises», explique celle qui, dans Firebrand, incarne Catherine Parr, sixième épouse d’un roi d’Angleterre à la main leste quand il s’agissait de décapiter ses conjointes. «Si vous enlevez toutes ces couches de costumes, il s’agit de la relation entre quatre murs d’un couple marié. Une relation extrêmement abusive, une situation de violence conjugale. Je pense que les humains n’ont pas changé depuis, simplement la structure, la société, qui est devenue majoritairement athée. Mais ce type de comportement existe toujours.» Lire son portrait.
Howard Shore, de bonne composition
Quelques heures avant la «leçon de musique» que donnait lundi 22 mai Howard Shore au Festival, on rencontrait le septuagénaire dans une petite chambre fraîche. Sa canne en équilibre à côté de lui, sur un canapé aux motifs agités, voilà l’homme qui a composé onze heures de musique pour toutes les déclinaisons du Seigneur des anneaux, le directeur musical originel du Saturday Night Live, mais aussi le pote et partenaire de David Cronenberg, dont il a signé toutes les B.O. depuis Chromosome 3 en 1979, à l’exception de Dead Zone. Tous deux sont originaires du même quartier de Toronto : «J’avais aimé ses premiers films tournés en 8mm et en 16mm. Tout le monde connaissait David Cronenberg dans le voisinage. Quand j’avais 14 ans, il en avait 17. Il avait une moto magnifique.» Leur entente se consolidera de film en film. Lire son portrait.
Takeshi Kitano, les yeux dans le gag
Sur une musique orchestrale lyrique, mélodie de cordes fraîche comme un sous-bois, un cadavre décapité est emporté doucement par le courant de la rivière. Des petits crabes grouillent dans le copieux steak tartare qui lui fait office de cou. La scène d’ouverture de Kubi fait forte impression avec son gros plan programmatique sur ce trou sanguinolent (kubi = cou), et on se sent un peu comme l’infortuné samouraï dans le sas qui nous sépare de la suite Cary-Grant, tout en haut du Carlton, où nous attend Takeshi Kitano. La tête s’est fait la malle, le cœur bat vite, des crustacés s’agitent dans le ventre ; première et sûrement dernière fois du Festival que surgit le trac des grands jours. L’Eté de Kikujiro vu enfant et tant aimé, la consternante bagnole rapiécée de Getting Any ?, les coups de sabres par centaines, les balles à bout portant sans ciller, les yakuzas mélancoliques, tout cela contenu dans un costume léger bleu marine, porté par des chaussures de sport sans lacets. Kitano a 76 ans mais rien d’un vieillard. Ses cheveux ont des reflets roses. Lire son portrait.
Kanu Behl, intime bulding
A un jour du départ, soudain, un dialogue. A Cannes, le rythme effréné des interviews, compactées dans des créneaux n’excédant généralement pas vingt minutes, imprime une dynamique étrange aux échanges humains. De gré ou de force, puisqu’il faut bien tirer quelque chose de ce moment minuscule, vous voilà contraint à envoyer des questions affûtées uniquement pour récolter de la matière, comme un chasseur affamé ; impossible ou presque de se laisser aller à une conversation naturelle. Sauf avec Kanu Behl. Premier être humain, en deux semaines, à nous poser des questions en retour. C’est peu dire que son film nous a déconcerté, avec son ouverture digne d’un Tex Avery trash où un homme pris en sandwich dans une série de flashs psychédéliques baise un écureuil géant jusqu’à la syncope. Lire son portrait.
Samuel Kircher, des hauts et début
Dans le corridor qui mène au lieu du rendez-vous, un embouteillage. Catherine Breillat marche très doucement, appuyée sur Samuel Kircher. Une masse éclatante de cheveux blancs, un tas de bouclettes aux reflets dorés. Personne n’ose dépasser le convoi malgré l’invitation souriante du jeune homme. Sur la terrasse étouffante, il zigzague de shooting en shooting comme un colibri en short, le début d’après-midi est un peu bordélique, la fin du Festival imminente. Dans l’Eté dernier, la décomposition de son visage adolescent nous a frappée aux tripes, tantôt explosant de désir, tantôt implosant de révolte. Sous la direction de Breillat, voilà ce fils de comédiens passionné de danse catapulté dans son tout premier rôle au cinéma. Lire son portrait.
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