«Cet article a été publié dans le cadre du “Libé tout en BD”, le numéro de Libération entièrement illustré par des dessinatrices et des dessinateurs à l’occasion de l’ouverture du 49e festival de la bande dessinée d’Angoulême. Retrouvez tous les articles de cette édition ici, et le journal en kiosque ce jeudi.»
Enfermés dehors. A la lecture des premières pages du nouveau bouquin de Gilles Rochier, c’est le titre d’un film un peu nul qui nous vient en tête en voyant ce type qui zone avec ses potes au pied des immeubles à 50 piges passées. Ils pourraient se retrouver dans un joli salon, apprécier un café maison, mais non : ils tiennent les murs. Au mieux, ils iront se réfugier au kebab, au chinois ou au bar. «On change pas une équipe qui perd.» Formidable raconteur de la vie de quartier, Rochier aurait pu justement ne rien changer, poursuivre dans la veine qu’il creuse depuis dix ans chez Six Pieds sous terre. Son double, ses potes, les anecdotes du coin. Et par bien des aspects, Faut faire le million prolonge cette peinture qu’on pourrait appeler «sociale», si tant est qu’on en exclut toute connotation misérabiliste. On y retrouve avec plaisir ces scènes au langage fleuri, ces engueulades de rien, ces moqueries qui disent surtout une peur du déclassement contre les chevaliers du CAC 40 qui rentrent fourbus de la Défense dans leur costume Kiabi. «Est-ce qu’on est pauvre ?» se demande-t-on le plus sérieusement du monde. Comme si on ne savait plus où commence et où finit le bordel ambiant. Mais ce nouveau livre insère un joli dérèglement.
«Une envie de fuir mes lieux communs»
La rupture intervient de façon claire, limpide, graphique. Une double page qui semble énorme parce qu’elle laisse une place importante au vide, au rien. Pas habituel chez l’auteur. Le double de Rochier y marche en suivant la grande oblique d’un escalier qui pointe vers le bas. Auparavant, ces instants de respiration étalés en double page étaient réservés aux panoramas. Ils captaient la beauté de lieux moches. Ici il n’y a pas de décor et le personnage flotte dans un néant blanc et gris. Au-dessus de lui, cette phrase : «Et puis il y a ce nouveau truc, là… de vouloir être seul». Tout le livre est absorbé par ce sentiment. Ce «nouveau truc» sur lequel le double de Rochier cherche à mettre des mots. Un besoin d’espace. «Une envie de fuir mes lieux communs» et de marcher loin, pour mettre de la distance. Penser la question de la solitude, pour Rochier, c’est penser contre lui-même, contre cette idée de «crew», de groupes de potes, qu’il trimballe partout, de livres en expos. Le sujet était déjà esquissé dans la Cicatrice, qu’on tenait pour un de ses rares livres de pure fiction et qui apparaît maintenant sous un jour nouveau. Comme la répétition d’un truc très intime.
Déchiré entre ces deux écritures du collectif et de l’intérieur, Faut faire le million est zébré de tronches, de provocations au bord de l’esclaffement. Tout va très vite. On passe d’un mec qui se fait taser à un autre qui parle avec une caméra, une carte de crédit se fait bouffer, d’une histoire de sœur à visiter à l’hosto à une autre de jambe qui dépasse d’une poubelle. Le lecteur n’a pas davantage le temps de respirer que ce mec qui étouffe. Au milieu des petits riens, de vraies déflagrations qu’on ne mesure pas forcément. Les emmerdes s’accumulent, jusqu’à former une digue, insurmontable, omniprésente. Ne reste que la fuite, presque onirique lorsqu’il s’agit d’aller se percher en haut d’une cheminée d’usine. Dans cet éloignement temporaire du réel, Rochier s’autorise un truc terriblement casse-gueule : deux pages bourrées de textes. Un dessin dans un coin, et basta. Ailleurs, cela pourrait passer pour une démission, pour un abandon du navire bande dessinée. C’est l’un des moments les plus touchants d’un très beau livre. Parce que toutes les colères se fracassent d’un coup les unes contre les autres. Parce qu’à la dernière phrase on saisit la nature de ce pas de côté. Parce que Gilles Rochier parle une langue magnifique. La plus belle définition de Faut faire le million, c’est lui qui nous l’a donnée : «J’ai l’impression d’avoir fait un livre sur un mec qui a les ailes qui touchent la piste.»