Elle n’avait ni infirmé, ni confirmé son intervention sur la scène de l’Olympia ce vendredi soir. Introduite par Ariane Ascaride, elle est arrivée devant une standing ovation et repartie dans les mêmes conditions, émue face à ses pairs qui l’applaudissent debout.
Nul ne voyait comment la cérémonie des césars pouvait se passer d’une prise de parole de Judith Godrèche, sous l’impulsion de laquelle le #MeToo du cinéma français a pris une envergure radicalement inédite ces dernières semaines. En déposant plainte pour viol sur mineure de moins de 15 ans contre les cinéastes Benoît Jacquot et Jacques Doillon début février, et donnant à reconsidérer sous un jour sinistre les fétiches du cinéma d’auteur post-Nouvelle Vague des années 80-90, l’actrice et réalisatrice, c’est peu de le dire, a jeté un pavé dans la mare, entraînant avec elle une nouvelle série de témoignages sur les violences sexistes et sexuelles dans l’industrie.
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«Beaucoup de vous m’ont vue grandir», a déclaré l’actrice et réalisatrice, qui a rappelé n’avoir jamais «rien connu d’autre que le cinéma», et s’est décrite comme «une revenante des Amériques qui vient donner des coups de pieds dans la porte blindée». Evoquant dans un poème les «petites filles dans le silence», «les jeunes hommes qui n’ont pas su se défendre», Judith Godrèche a dédié ses mots aux victimes de violences encore terrées dans le silence, interpelant l’auditoire quant à l’omerta qui sévit encore au-delà du milieu du cinéma, en dépit d’une parole qui commence à se délier.
«Serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face, prendre nos responsabilités, être les actrices et acteurs d’un univers qui se remet en question ? Depuis quelque temps je parle, je parle mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous, que dites-vous ? […] Je sais que ça fait peur de perdre des subventions, perdre des rôles, perdre son travail. Moi aussi j’ai peur.»
A cette «curieuse famille» du cinéma qui l’aura vue errer en costume de hamster dans sa série autofictive, Icon of French Cinema, où elle revient sur sa jeunesse d’actrice sous la coupe d’un cinéaste Pygmalion, Judith Godrèche a déclaré, en écho à cette formule de plateau «Silence, moteur demandé» : «Ça fait maintenant trente ans que le silence est mon moteur. J’imagine pourtant l’incroyable mélodie qu’on pourrait composer ensemble faite de vérité. Ça ne ferait pas mal, je vous promets. […] C’est tellement rien comparé à un coup de poing dans le nez, à une enfant prise d’assaut comme une ville assiégée, assiégée par un adulte tout-puissant sous le regard silencieux d’une équipe. Un réalisateur qui, tout en chuchotant, m’entraîne sur son lit sous prétexte de devoir comprendre qui je suis vraiment. C’est tellement rien comparé à 45 prises avec deux mains dégueulasses sur mes seins de quinze ans.»
«Le courage de dire tout haut ce que nous savons tout bas»
Alors que le cinéaste Jacques Doillon annonçait jeudi son intention de porter plainte pour diffamation, Judith Godrèche poursuivait son discours en exhortant à avoir «le courage de dire tout haut ce que nous savons tout bas, n’incarnons pas des héroïnes à l’écran pour rester cachées dans les bois dans la vraie vie». Et reprenait les termes de «trafic illicite» utilisés par Benoît Jacquot, dans un documentaire de Gérard Miller détonateur de sa prise de conscience, pour demander : «Pourquoi accepter que cet art que nous aimons tant, cet art qui nous lie soit utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?» «Parce que vous savez que cette solitude, c’est la mienne mais également celle de milliers dans notre société. Elle est entre vos mains. Nous sommes sur le devant de la scène. A l’aube d’un jour nouveau. Nous pouvons décider que des hommes accusés de viol ne puissent pas faire la pluie et le beau temps dans le cinéma.»
L’espoir d’une «possible révolution» a fait figure d’horizon. «Ne croyez pas que je vous parle de mon passé, de mon passé qui ne passe pas. Mon passé, c’est aussi le présent des 2000 personnes qui m’ont envoyé leur témoignage en quatre jours», a déclaré celle qui ouvrait récemment une boîte mail dédiée aux témoignages des autres victimes.
«Merci de m’avoir donné la possibilité de mettre ma cape ce soir et vous envahir un peu. […] Il faut se méfier des petites filles, elles touchent le fond de la piscine, se cognent, blessent mais rebondissent», concluait l’actrice avant de terminer sur une référence au film Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette : «Il était une fois. Il était deux fois, il était trois fois. Il était que cette fois ça ne se passera pas comme ça, pas comme les autres fois.»
"Ayons le courage de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas..."
— CANAL+ (@canalplus) February 23, 2024
Le discours engagé de Judith Godrèche sur la scène des #César2024. pic.twitter.com/8EryHo0hGl
Retrouvez le palmarès complet des césars 2024 ici, et une retranscription du discours de Judith Godrèche ci-dessous :
C’est compliqué de me retrouver devant vous tous ce soir.
Vous êtes si nombreux.
Mais, dans le fond, j’imagine qu’il fallait que ça arrive.
Nos visages face à face, les yeux dans les yeux.
Beaucoup d’entre vous m’ont vue grandir.
C’est impressionnant, ça marque.
Dans le fond, je n’ai rien connu d’autre que le cinéma.
Alors, pour me rassurer, en chemin, je me suis inventé une petite berceuse.
«Mes bras serrés, c’est vous, toutes les petites filles dans le silence,
Mon cou, ma nuque penchée, c’est vous, tous les enfants dans le silence,
Mes jambes bancales, c’est vous, les jeunes hommes qui n’ont pas pu se défendre.
Ma bouche tremblante mais qui sourit aussi, c’est vous, mes sœurs inconnues.»
Après tout, moi aussi, je suis une foule.
Un foule face à vous.
Une foule qui vous regarde dans les yeux ce soir.
C’est un drôle de moment pour nous, non ?
Une revenante des Amériques vient donner des coups de pied dans la porte blindée.
Qui l’eût cru ?
Depuis quelque temps, la parole se délie, l’image de nos pères idéalisés s’écorche, le pouvoir semble presque tanguer, serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face ?
Prendre nos responsabilités ? Etre les acteurs, les actrices d’un univers qui se remet en question ?
Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Un chuchotement. Un demi-mot.
«Ça serait déjà ça», dit le Petit Chaperon rouge.
Je sais que ça fait peur.
Perdre des subventions.
Perdre des rôles.
Perdre son travail.
Moi aussi.
Moi aussi, j’ai peur.
J’ai arrêté l’école à 15 ans, j’ai pas le bac, rien.
Ça serait compliqué d’être blacklistée de tout.
Ça serait pas drôle.
Errer dans les rues de Paris dans mon costume de hamster.
Me rêvant une Icon of French Cinema…
Dans ma rébellion, je pensais à ces termes qu’on utilise sur un plateau.
Silence.
Moteur demandé.
Ça fait maintenant trente ans que le silence est mon moteur.
J’imagine pourtant l’incroyable mélodie que nous pourrions composer ensemble.
Faite de vérité.
Ça ne ferait pas si mal. Je vous promets.
Juste une égratignure sur la carcasse de notre curieuse famille.
C’est tellement rien comparé à un coup de poing dans le nez.
A une enfant prise d’assaut comme une ville assiégée par un adulte tout-puissant, sous le regard silencieux d’une équipe.
A un réalisateur qui, tout en chuchotant, m’entraîne sur son lit sous prétexte de devoir comprendre qui je suis vraiment.
C’est tellement rien comparé à 45 prises, avec deux mains dégueulasses sur mes seins de 15 ans.
Le cinéma est fait de notre désir de vérité.
Les films nous regardent autant que nous les regardons.
Il est également fait de notre besoin d’humanité. Non ?
Alors, pourquoi ?
Pourquoi accepter que cet art que nous aimons tant, cet art qui nous lie soit utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?
Parce que vous savez que cette solitude, c’est la mienne mais également celle de milliers dans notre société.
Elle est entre vos mains.
Nous sommes sur le devant de la scène.
A l’aube d’un jour nouveau.
Nous pouvons décider que des hommes accusés de viol ne puissent pas faire la pluie et le beau temps dans le cinéma.
Ça, ça donne le ton, comme on dit.
On ne peut pas ignorer la vérité parce qu’il ne s’agit pas de notre enfant, de notre fils, notre fille.
On ne peut pas être à un tel niveau d’impunité, de déni et de privilège qui fait que la morale nous passe par-dessus la tête.
Nous devons donner l’exemple.
Nous aussi.
Ne croyez pas que je vous parle de mon passé, de mon passé qui ne passe pas.
Mon passé, c’est aussi le présent des deux mille personnes qui m’ont envoyé leur témoignage en quatre jours… C’est aussi l’avenir de tous ceux qui n’ont pas encore eu la force de devenir leur propre témoin.
Vous savez, pour se croire, faut-il encore être cru.
Le monde nous regarde, nous voyageons avec nos films, nous avons la chance d’être dans un pays où il paraît que la liberté existe.
Alors, avec la même force morale que nous utilisons pour créer, ayons le courage de dire tout haut ce que nous savons tout bas.
N’incarnons pas des héroïnes à l’écran, pour nous retrouver cachées dans les bois dans la vraie vie ; n’incarnons pas des héros révolutionnaires ou humanistes, pour nous lever le matin en sachant qu’un réalisateur a abusé une jeune actrice, et ne rien dire.
Merci de m’avoir donné la possibilité de mettre ma cape ce soir et de vous envahir un peu.
Il faut se méfier des petites filles.
Elles touchent le fond de la piscine, se cognent, se blessent, mais rebondissent.
Les petites filles sont des punks qui reviennent déguisées en hamster.
Et, pour rêver à une possible révolution, alles aiment se repasser ce dialogue de Céline et Julie vont en bateau :
Céline. «Il était une fois.
Julie. — Il était deux fois. Il était trois fois.
Céline. — Il était que, cette fois, ça ne se passera pas comme ça, pas comme les autres fois.»