Christine Boisson, identification d’une flamme : teint et sourcils vaguement orientaux, air insoumis et surtout ce front haut, large, comme sainte Justine de Padoue peinte par Bartolomeo Montagna. «Physique typé et atypique», disait-elle. A sa mort lundi 21 octobre d’une maladie pulmonaire, le concert de dépêches de presse a sommairement réduit l’actrice à sa première apparition dans le coquin Emmanuelle (1974) de Just Jaeckin. On se permettra, même si sa carrière alla au-delà, de rappeler sa très belle présence dans les années 80 : dans Extérieur, Nuit (1980) de Jacques Bral, pur produit français eighties période Blues Trottoir (Gérard Lanvin, Pigalle et la place de la République dans le Paris d’avant la boboïfication et le sans gluten), où elle joue une femme fatale à contre-courant des clichés, en garçonne chauffeuse de taxi acceptant l’amour sur la banquette arrière en guise de paiement pour la course. Puis, dans un tout autre genre, chez Michelangelo Antonioni dans Identification d’une femme, où elle hérite a priori du rôle ingrat – Ida, la seconde femme qui entre dans la vie du cinéaste en crise Niccolo (Tomas Milián), après que sa fascinante et mystérieuse maîtresse Mavi s’est évaporée dans le brouillard. Comme dans Vertigo, Boisson est l’autre femme, plus terre à terre et sincère, à l’image de Judy qui contraste avec Madeleine chez Hitchcock. Mais l’actrice lui inculquait tout de même une forme d’opacité et de modernité séduisante. Lorsque, surprise, Ida et Niccolo rompent, c’est en se livrant à une chorégraphie de poses habitées au milieu des meubles et fenêtres d’un salon d’hôtel vénitien, où son port de tête façon portrait de la Renaissance s’insère parfaitement dans la mise en scène de designer d’intérieur d’Antonioni. Face au désarroi de Niccolo tentant de percer le mystère des femmes, de la Femme, elle ne pouvait que lui opposer, candide : «Je suis un être humain comme toi, de sexe différent seulement par hasard.»
Avant cela, Christine Boisson, fille d’un militaire et d’une ex-mannequin, naît à Salon-de-Provence en 1956, grandit à Marrakech jusqu’à l’âge de 9 ans (ce qui lui vaudra un amour du désert, expliquant pourquoi elle se sentait chez elle à visionner de nombreuses fois Profession reporter d’Antonioni), puis fait sa scolarité à Paris. Pour payer ses cours de théâtre, elle fait du mannequinat – ce qui la fait repérer, alors qu’elle n’a que 17 ans, pour le tournage d’Emmanuelle. Une apparition qu’elle fait retirer de sa filmographie lorsque, lasse des rôles déshabillés qu’on lui propose ensuite à la chaîne, elle s’inscrit au Conservatoire pour approfondir le théâtre. Elle jonglera ensuite entre les planches (Tchekhov, Racine, Pinter, Shakespeare) et le grand écran, traversant tout ce que le cinéma français offre, c’est-à-dire à boire et à manger : en 1984, elle est la première récipiendaire du prix Romy-Schneider et passe, sans sourciller du hagard (Liberté, la nuit de Philippe Garrel) à la bagarre (Rue Barbare de Gilles Béhat). Soudain en danger d’être étiquetée intello, elle réintègre Emmanuelle dans sa filmo, et laisse un parcours pour le moins éclectique – Il y a des jours et des lunes de Claude Lelouch (1990), Une nouvelle vie d’Olivier Assayas (1993), Pas Très Catholique (1994) de Tonie Marshall, le Bal des actrices (2009) de Maïwenn – où elle abordait tout avec la même conviction ; oui, même en épouse de Delon affrontant la Mort derrière un ordinateur dans le nanar le Passage (1987).
Christine Boisson enflammée, à deux doigts d’être cramée aussi. Elle racontait avoir surmonté la drogue, l’alcool et une mère «dévoreuse», incestueuse, qui lui reprochera d’avoir tourné dans Emmanuelle tout en exigeant que Boisson lui remette son cachet – ce qu’elle fera. En 2010, elle fit les gros titres après une tentative de suicide, depuis le balcon de son appartement. Elle expliquera ensuite avoir voulu faire un chantage affectif à son compagnon de l’époque, sans travail, pour l’obliger à se prendre en main. «Je ne suis ni la bourgeoise, ni la maman, ni la putain», déclarait-elle à Marie-Claire en 2003 pour expliquer comment, finalement, elle parvenait à passer son front comme frontispice dans moult registres de films, avec la jeunesse de la fille sans âge qui a en fait beaucoup vécu («A l’âge de 20 ans, je m’étais visualisée comme actrice et comme une vieille Indienne, disait-elle en 2013. Assise en tailleur en haut d’une montagne, burinée par le temps, sage.») Ou peut-être était-elle tout simplement moderne, en fait. Elle confiait, lucide, à Libération en 1984 : «J’ai la sensation de coller parfaitement à l’époque sans pour autant y réfléchir sans arrêt.»