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Libération
Rétrospective

Le cinéaste suédois Victor Sjöström, ténor du Nord

La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé consacre une magnifique rétrospective au cinéaste, dont les films s’intéressent particulièrement aux marginaux et à leur rédemption.
Dans «Larmes de clown» (1924), de Victor Sjöström, un ancien scientifique devenu clown rejoue sous le chapiteau d’un cirque l’humiliation qui précipita sa déchéance. (Svenska Filminstitutet)
publié le 9 septembre 2023 à 19h39

Saisir la vie dans son éclat tremblé, dompter le mouvement, les puissances invisibles, la lumière… Au nombre des exploits des voleurs de feu qu’étaient les pionniers du cinématographe, il en est un dont l’apport des cinéastes suédois, et notamment Victor Sjöström (1879-1960) sera immense : rendre compte de la nature, comme paysage et surtout comme force tellurique et déchaînée. Le dynamisme des éléments, l’air impalpable, la labilité ondoyante de la mer, l’immensité d’un décor qui toujours semble déborder du cadre, et mettre le cinéaste au défi de le contenir…

L’importance des extérieurs chez Sjöström, d’un monde bruissant et vibrant qu’on sent palpiter à fleur de pellicule, signe la spécificité de l’art cinématographique (c’est-à-dire affranchi de la fixité du théâtre auquel par définition la nature échappe), en même temps qu’elle le met face à ses propres limites, à ce qui résiste en somme à toute représentation. De cet art alliant la puissance d’évocation littéraire à l’attention au monde, d’un réalisme délicat et précis, une magnifique rétrospective de ses œuvres à la Fondation Jérome Seydoux-Pathé à Paris donne la mesure.

S’il est, avec Griffith aux Etats-Unis ou Murnau en Allemagne, de ces cinéastes qui ont inventé la grammaire cinématographique en revendiquant la singularité propre, Sjöström vient pourtant du théâtre, où il s’imposa par ses mises en scène autant que par le charisme dément de l’acteur qu’il était également, cette présence minérale et animale, et ce jeu d’une sobriété incroyablement moderne. En 1912, Charles Magnusson, figure phare du cinéma suédois à la tête de la société de production Svenska Biografteatern, l’attire dans son escarcelle, au côté de Mauritz Stiller.

L’individu s’atomise dans l’espace

Il passe alors à la réalisation avec le Jardinier (1912). Sous les atours du mélodrame, on y distingue en germes ce qui fera la force de son cinéma : l’importance du décor naturel, l’immanence du cadre, la violence du corps social souvent prompt à rejeter ses boutures les plus faibles, comme s’il était des individus que la société ne parvenait pas à assimiler, des personnes que les coups du sort ont marginalisées et pour lesquelles la greffe s’avère impossible. Sur cette trame irradie aussi Ingeborg Holm (1913) – le seul de ses films muets ayant échappé aux flammes lors de l’incendie qui ravagea les entrepôts de la société en 1941 (les autres ayant été perdus ou miraculeusement conservés grâce à des copies de distribution de l’époque).

Il relate la descente aux enfers d’une femme, déclassée à la suite du décès de son mari, et qui sans ressource, se voit contrainte d’abandonner ses enfants à l’Assistance publique (relevant davantage de l’institution carcérale). A mesure que le récit avance, les intérieurs se dépouillent, le cadre se vide et l’individu s’atomise dans l’espace. Le cinématographe ne connaît encore que les plans fixes, mais Sjöström dynamise l’action par un usage savant de la profondeur de champ, et une mise à distance de toute emphase théâtrale pour ne garder des situations que la sève, épurée et naturelle. Le réalisme coupant qui en émane aura un tel retentissement qu’il entraînera une modification des lois sociales en Suède.

Il n’en faudra pas davantage pour faire de l’œuvre de Sjöström un cinéma de la marge, rivé au sort des laissés-pour-compte, pauvres, ermites, anciens taulards (Terje Vigen, 1917), contrebandiers (les Vautours de la mer, 1916), fille-mère (la Fille de la tourbière, 1917), ivrognes des bas-fonds (la Charrette fantôme, 1921), ancien scientifique devenu clown rejouant sous le chapiteau d’un cirque l’humiliation qui précipita sa déchéance (Larmes de clown, 1924), hors-la-loi vivant en autarcie au cœur d’une nature grandiose dans la solitude des hauteurs entre pitons rocheux, geysers bouillonnants et tempêtes de neige (le superbe les Proscrits, 1918, un titre qui dès lors prend le sens d’une profession de foi).

Une probable inspiration de Kubrick

Adapté d’un poème d’Ibsen, auquel le spectacle d’une mer turbulente au large des côtes norvégiennes forme un pendant visuel, Terje Vigen, auquel Sjöström prête ses propres traits (comme il le fera dans nombre de ses films), inaugure surtout ces êtres se mesurant à la tourmente d’une nature indomptable, seul contre tous, victime de l’injustice, des heurts de l’existence – la mort d’êtres chers, la guerre ou la prison qui l’arrachent à la vie de la communauté, pour creuser dans son existence une béance, un décalage temporel impossible à rattraper. Avec à la clé l’idée que toute rédemption émerge de l’inconsolable, d’une faute qui ne pourra jamais vraiment être réparée.

Rare film de Sjöström essentiellement tourné en studio et où le paysage est avant tout mental, la Charrette fantôme (1921) et sa structure complexe toute en flashback enchâssés poursuit cette réflexion, soulignant la nature duelle de l’homme tiraillé entre bien et mal, à travers un procédé de surimpression d’une sublime poésie, où le monde semble se dédoubler et s’ouvrir au surnaturel. Ici la tempête est dans un crâne, notamment dans cette séquence sidérante – qui a dû inspirer Kubrick dans Shining –, où Sjöström/David Holm défonce à coups de hache la porte verrouillée derrière laquelle sa femme et son enfant, apeurés, se sont réfugiés…

Mais le plus souvent la fureur des éléments fait écho à celle des sentiments. Point d’orgue de sa carrière de cinéaste notamment lorsque, sur l’invitation de Louis B. Mayer, Sjöström gagnera Hollywood où il réalisera pour la MGM une dizaine de films, le Vent (1928) – immense chef-d’œuvre avec Lillian Gish où le réalisme se teinte de fantastique – semble accomplir cette idée maîtresse, à travers le sort de Letty, jeune femme plongée dans un coin aride et hostile du fin fond de l’Amérique, balayé par le souffle étourdissant du vent et les dunes de poussière et de sable qu’il charrie sur son passage. Le visage halluciné, le corps et l’esprit toujours au bord de chanceler, elle semble porter sur ses épaules le destin de l’humanité tout entière, forte jusque dans sa fragilité face à l’immensité de cette nature grandiose qui la dépasse.

«Rétrospective Victor Sjöström» à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé jusqu’au 10 octobre.