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Libération
Psychiatrie

Le docu «Etat limite» sur Arte, tenir à tout psy

Le documentaire de Nicolas Peduzzi est une plongée terrible et fascinante dans un service de soins psychiatriques asphyxié, au côté d’un médecin d’une infinie douceur qui s’efforce de ne pas perdre pied.
Le Dr Jamal Abdel-Kader gère seul son service, secondé par une poignée d’internes et aides-soignants. (Penelope Chauvelot/Les Alchimistes. Lightdox )
publié le 27 février 2024 à 4h26

On ne reprendra son souffle qu’une fois. Le temps d’une représentation claudicante de Roméo et Juliette, dans une salle du service de soins psychiatriques de l’hôpital Beaujon, à Clichy. Le rôle de Juliette est tenu par un patient. Il a expliqué quelques plans plus tôt comment il fuyait les fenêtres ouvertes de l’hôpital de peur de s’y précipiter et le voilà qui porte, amusé, une bouteille en plastique à la bouche, mimant l’empoisonnement : «Je ne peux pas vivre sans toi mon Roméo…» Devant lui les autres patients rient, des adolescents surtout, nombreux au service psychiatrique de l’hôpital Beaujon, dans les Hauts-de-Seine.

Pour le reste, c’est plutôt la boule au ventre qu’on fixera, parfois hallucinés, le documentaire Etat limite de Nicolas Peduzzi (Southern Belle, Ghost Song autour de personnages fissurés et délaissés, déjà) présenté à Cannes l’an dernier dans la sélection de l’Acid et désormais diffusé sur Arte, terrible et trépidant. Etat limite des patients bipolaires, suicidaires, phobiques, en pleine bouffée délirante ou sévèrement dépendants à l’alcool ou à la drogue. Etat limite du service psychiatrique lui-même : un seul médecin psychiatre, secondé par quelques internes et aides-soignants en nombre (très) insuffisant. Etat limite de l’hôpital public tout entier – pieds nus qui débordent de brancards serrés les uns contre les autres dans une salle d’attente. Etat limite, enfin, des soignants, et en premier lieu du docteur Abdel-Kader, 34 ans, hors norme, qu’on ne quittera jamais ou presque pendant une heure quarante.

Des cigarettes ou une soupe au potimarron

«C’est assez vertigineux d’être face à des patients qui se défenestrent tout le temps», résume une jeune interne, elle aussi gagnée, au terme de sa journée, par l’anxiété. Image cabossée, caméra de guingois parfois, vertigineuse elle aussi, mais toujours là auprès des corps et des psychés en morceaux, des regards denses, fermés, doux, absents, inquiets, vaporeux.

Un vieil homme sanglé à son lit, pour sa propre sécurité, qui supplie : «Détache-moi ! Détache-moi !» Des policiers surarmés dans les couloirs. Mais il y a aussi une infinie douceur dans Etat limite et c’est à elle que le film s’attache. Celle des mots de Jamal Abdel-Kader. Il faut le voir s’adresser avec élégance à un toxicomane défiguré par les coups : «Ne le prenez pas mal, monsieur, mais faites-vous du trafic ?» Parler tatouages et sublimation à une jeune fille à peine sortie de l’enfance, amputée des deux jambes après une énième tentative de suicide. Chercher des cigarettes ou une soupe au potimarron («Bio, je suis pas sûr par contre», s’excuse-t-il) pour soulager ses patients. Saluer une patiente qui quitte le service comme s’il parlait depuis le seuil de son salon : «Solange, sachez que vous êtes toujours la bienvenue.» Alors que lui-même, peu à peu, comme ses collègues, perd pied.

«On doit les empêcher de se buter»

Jamal Abdel-Kader tente de mettre de la réflexion dans un monde, l’hôpital, qui n’a plus sa raison. Il met des mots, précis et soigneux, quand un système lui jette des chiffres à la gueule. Alors qu’en France la santé mentale, en particulier des jeunes, se dégrade terriblement, ce qu’Etat limite donne à voir du peu de moyens donnés à la psychiatrie est une tragédie (il faut aller voir, au Palais de Tokyo ces jours-ci, l’exposition Toucher l’insensé sur les espoirs et les idéaux de la psychothérapie institutionnelle, pour comprendre qu’il y aurait tant d’autres manières de lutter contre l’exclusion des malades). «Ces jeunes qu’on accompagne, on doit les empêcher de se buter. Ils sont en lutte permanente contre la mort.» Lui aussi, et ne gagne pas toujours.

Etat limite de Nicolas Peduzzi, diffusé le 28 février à 20h55 sur Arte, à voir jusqu’au 29 avril sur ArteTV.