Y en a marre (mare à canards)
Il faut sans doute remonter à 1996 et au Crash de David Cronenberg pour trouver trace sur la Croisette d’une proposition aussi radicale. Un unique plan-séquence de 2h43 durant lequel Vincent Lindon et Sean Penn s’insultent, torse nu, sur une scène vide, avant finalement d’en venir aux mains. Long tunnel ordurier donnant au film les airs d’un théâtre de la cruauté halluciné, Y en a marre (mare à canards) bifurque dans son dernier tiers dans un sommet de violence inouï. Entre moment de vérité crue et exercice de style grand-guignol, le film de Gaspar Noé offre un moment fort, vibrant et résolument inédit à une édition désespérément convenue. La valse Tourettienne de deux corps, imbriqués comme chrysalide et papillon, qui dansent la forme de l’absent (les décors, le montage), se délivrent du sarcophage des conventions et hurlent l’innommable (guerre, chômage, inflation). Les scènes de violence physique, insoutenables, obscènes diront certains, sont pourtant tout le nœud de cette œuvre zénithale, cornucopia d’où jaillit, à travers le déferlement de coups, d’injures, de hurlements et d’éviscérations, une vérité solaire : il faut que le corps se divise pour sortir de soi, échapper à la gravité, au corps-prison. Il faut se mettre en mouvement, se heurter, se disloquer, pour entrer dans une liturgie de l’extase, atteindre la transcendance (transe-en-danse) et se confronter au sacré. Pour enfin le regarder dans les yeux, sans frémir. Et lui mettre un gros pain dans la gueule.
Y en a marre (mare à canards) de Gaspar Noé, avec Vincent Lindon et Sean Penn, 2 h 43.
«Pazuzu Football Manager»
Zoltan, jeune vampire de 19 ans, est ailier droit dans l’équipe de football du Royaume des morts. Lors d’un entraînement, il tacle violemment Seqenenrê Tâa, la momie vedette du club. Banni, Zoltan sombre dans la délinquance. Accusé du meurtre de Lazzaro, hibou sacré siégeant au conseil des sages, il se retrouve incarcéré sur la foi d’un faux témoignage fourni par Ulbek, moine aveugle soudoyé par les vagabonds assassins de la constellation du Serpent. Mais lorsque l’équipe du Royaume des morts perd deux de ses meilleurs joueurs, ébouillantés durant un match qualificatif contre les Alligators volants de la planète Xor, elle est contrainte de réintégrer Zoltan, qui va devoir livrer un match décisif contre les Goules trisexuelles des landes de glace, invaincues depuis huit saisons et menées par le terrible Miklos, corbeau-oracle aux méthodes expéditives, qui a le pouvoir de ressusciter ses joueurs par dessiccation des pouvoirs balsamiques de la sauge. Film-monde d’une puissance cinématographique rare, le nouveau film de Leos Carax, intégralement réalisé en pâte à modeler, est une œuvre à laquelle seule la salle de cinéma peut rendre pleine justice. Un spectacle aux proportions épiques qui balaye un spectre ahurissant, de l’heroic fantasy au drame intimiste en passant par l’horreur et le porno, et distille les prémisses d’un effondrement social, où folie, rage et pouvoirs divinatoires anéantiront le monde dans une symphonie assourdissante.
Pazuzu Football Manager de Leos Carax, 3 h 21.
«Keanu, Patrick, Paul et les autres : extrêmes choses de la vie»
Alors qu’il diffuse Point Break en séance du soir, Paul (Vincent Lacoste), projectionniste du Palace-Palace de Mandelieu-la Napoule qui vient de s’équiper de matériel hi-tech construit sur un ancien cimetière indien, propulse involontairement Keanu Reeves et Patrick Swayze dans un film de Claude Sautet. En combi de surf, planche sous le bras, les deux acteurs vont devoir se faire une place dans un monde dont ils ne comprennent ni la langue ni les codes. Pendant que Keanu se retrouve embringué dans un ménage à trois avec l’épouse d’un architecte et un critique de théâtre, Patrick, lui, doit travailler comme garçon de café pour se payer les frais d’avocat d’un divorce avec une femme qu’il n’a jamais rencontrée. Fascinante collision entre le Hollywood des années 90 et les productions françaises des années 70-80, le nouveau film de Riad Sattouf, au-delà de ses prouesses techniques (Patrick Swayze est intégralement recréé en hologramme) et de sa bande originale étonnante (Jean-Loup Dabadie repris par Guns N’Roses) est un hommage vibrant au cinéma. Bouleversant, Keanu, Patrick, Paul et les autres : extrêmes choses de la vie n’est pas tant une œuvre-testament qu’un film matriciel, une autobiographie intime composée de tableaux sidérants qui disent la nécessité de croire en ses rêves, à Santa Monica comme à Rambouillet.
Keanu, Patrick, Paul et les autres : extrêmes choses de la vie de Riad Sattouf, avec Keanu Reeves, l’hologramme de Patrick Swayze, Vincent Lacoste… 1 h 35.
«Les Acteurs de la finance»
Monique, Cyril, Bretzel, Kaya, Humungus et Quincampoix forment les Acteurs de la finance, des êtres tout-puissants régulant sur Terre l’équilibre entre épargne et investissement. Mais en 2024, la planète est attaquée par des colosses galactiques dotés d’une capacité inégalée de gestion et d’analyse de données : les Géants de la tech. Forts d’une large expérience client numérique, ils bousculent les codes du secteur financier en se positionnant sur de nouveaux segments – cryptomonnaies, solutions de paiement, algorithmes de solvabilité. Les Acteurs doivent immédiatement se reformer pour éradiquer les Géants, qui ont un objectif précis : revendre Paris via une promesse synallagmatique de cessions d’actions à des investisseurs soudanais. Dernier avatar du crossover né de la fusion entre Marvel et Goldman Sachs, les Acteurs de la finance surfe une fois de plus sur la passion de la génération æ pour les fonds capital-risque. Au programme de ce blockbuster présenté hors compétition : scénario et visuels générés par l’IA AdInfinitum, acteurs virtuels animés par moteur 3D Elite Reactor et action à gogo dans la blockchain. Une recette qui devrait lui assurer le même carton au box-office que Fonds souverains, Horizon de placement et Biais court-termiste.
Les Acteurs de la finance généré par AdInfinitum, avec moteur 3D Elite Reactor… 2 h 57.
«L’Incroyable M. Barbapouille»
Depuis le décès de son père, la petite Madeline (Isabelle Huppert) a cessé de parler et ne quitte plus son lit. Médecins et psychologues défilent à son chevet, en vain. Désespérée, sa mère, Barbara (Juliette Binoche) reçoit un jour la visite d’Assédic Barbapouille (Jean-Pierre Léaud), un surprenant monsieur de 82 ans débordant d’énergie qui va faire sortir Madeline de son mutisme en l’initiant aux ancestrales techniques de combat des ninjas de Gif-sur-Yvette. Il y a bien sûr, dans l’Incroyable M. Barbapouille, tout le goût de Bruno Dumont pour la controverse. Le choix d’Isabelle Huppert pour le rôle de la petite Madeline lui a valu, on le sait, de vives protestations – happening d’un collectif d’enfants-acteurs à la cérémonie des césars, qui a été pointé du doigt par huit associations de protection de l’enfance, elles-mêmes dénoncées pour leurs accointances avec l’extrême droite par le groupe La Colère dans le respect et la fête, dont les bureaux ont été incendiés en représailles par l’Union des druides transphobes pour une mobilité demi-douce. Mais au-delà du bruit, il y a ce film, hymne à la vie et aux corps, dans lequel le réalisateur pousse trois monstres du cinéma français dans leurs ultimes retranchements – pas un plan où Juliette Binoche n’est couverte de larmes, de sang ou de vomi, pas une seconde où on ne repense à cette scène où Jean-Pierre Léaud arrête le Paris-La-Ferté-sous-Jouarre de 21h49 à mains nues. Un geste de cinéma radical, qui hurle, court, chante et assène à grands coups de high-kicks sa formidable leçon de courage et d’espérance.
L’Incroyable M. Barbapouille de Bruno Dumont, avec Jean-Pierre Léaud, Isabelle Huppert, Juliette Binoche… 1 h 27.
«En attendant Bono»
Au crépuscule de leur existence, Fiodor (Robert De Niro) et Pissenlit (Al Pacino) se retrouvent à un arrêt de bus pour se rendre à l’enterrement de Bono, le chanteur de U2. Après trois heures d’attente, les vieillards ne voyant ni bus ni âme qui vive autour d’eux, commencent à se poser des questions. Se sont-ils trompés de jour ? De ligne de bus ? Au fil de leurs interrogations, ils remettent tout en question («Sommes nous vivants ?», «Pourquoi Bono a-t-il choisi de s’appeler Bono et pas Bongo ou Bongolino ?»). Ils sont interrompus par deux mendiants agressifs (Christopher Walken et Steve Buscemi) qui tentent de leur vendre des livres de coloriage racistes. Le ton monte, les quatre hommes en viennent aux mains et Fiodor et Pissenlit tuent les deux intrus. Interprétant la mort des vagabonds comme un ordre divin, ils quittent l’arrêt de bus avec un objectif : tuer tous les habitants de la planète de leurs mains.
En dépouillant sans ménagement le chef-d’œuvre de Beckett, Clint Eastwood signe non seulement son ultime long métrage mais un film après lequel rien ne pourra pousser. Eastwood n’enterre pas le cinéma. Il l’essore, le concasse, le réduit en miettes infimes, puis le pilonne jusqu’à obtention d’un jus épais avec lequel il se gargarise pour vous le recracher à la figure. Fresque testamentaire, En attendant Bono n’est à vrai dire pas un film. C’est un terme, un achèvement. Le point final de tout.
En attendant Bono de Clint Eastwood, avec Robert De Niro, Al Pacino… 3h59.
«Les Grillons rouges de Massaoua»
Actrice de renommée internationale, Tatiana Mauer (Virginie Efira) perd pied. Déchirée entre sa volonté d’avoir un enfant et son désir de tout abandonner pour monter un cirque équestre, elle traverse la vie comme une ballerine infirme. Corps-outil malmené par son attachée de presse Héloïse (Virginie Efira) qui ignore ses tourments et la traîne, inerte, de festival en festival. Corps-animal entre les mains d’Hayat (Virginie Efira), son amante, migrante érythréenne qui refuse obstinément d’apprendre l’anglais et avec qui la communication est impossible. Corps-pensée lorsqu’elle sombre dans l’univers fantasmagorique et solitaire qu’elle s’est créé, régi par une mouche philosophe (Virginie Efira) et un elfe manipulateur (Virginie Efira). Mais ces êtres mutants, déshumanisés, sont-ils un substitut à sa vie en déroute ou l’image distordue des fantômes de son inconscient ? Découverte il y a deux ans avec l’époustouflant Nuage fractal (Ex Machina), Xena Janvier livre avec les Grillons Rouges de Massaoua un conte social féroce et dérangeant qui dépeint, au travers de la chute d’une actrice, l’assaut brutal et désordonné de l’ultime phase du capitalisme. Délaissant la narration pour une approche plus formaliste et charnelle, la cinéaste finlandaise a choisi, pour raconter ce monde en cours d’effondrement où plus rien n’a de sens et où rêves, cauchemars et réalité se mêlent, de confier l’intégralité des rôles à Virginie Efira. Un choix audacieux, radical mais pas le moins étonnant, quand on sait que tous les bâtiments, lieux, meubles et objets sont, eux, joués par Marina Foïs. Un choc.
Les Grillons rouges de Massaoua de Xena Janvier, avec Virginie Efira et Marina Foïs. 2h04.
«Les Diagrammes de la conjugaison»
Kim Soo-yang (Ma Dong-seok) ex-gangster ayant perdu l’usage de ses jambes passe ses journées à déambuler en fauteuil roulant dans les rues désertes d’une petite ville côtière de Corée du Sud où il a élu domicile après son accident. Une existence solitaire et démunie, uniquement perturbée par les visites de Jung (Song Kang-ho), son infirmier à domicile, et de sa fille Choi (Lee Hye-young), femme d’affaires distante, qui ne lui a jamais vraiment pardonné sa responsabilité dans le règlement de comptes qui a causé la mort de sa mère. Mais le quotidien de Kim va être bouleversé par sa rencontre avec In-soon, jeune femme sourde qui vend de petites écharpes tricotées main sur un marché. Avec les Diagrammes de la conjugaison, Chin Tae-woo livre ce qui restera sans doute comme son film le plus radical et épuré sur le sujet qu’il creuse depuis les années 90 : l’incommunicabilité – entre générations, classes, races, espèces, objets, époques, idées. Œuvre contemplative, composée de longs plans fixes, le quatorzième film du réalisateur coréen n’est pour autant pas une simple métaphore de la solitude dans les sociétés contemporaines. Portant un regard impitoyable et néanmoins plein d’espoir sur la fin de vie, il offre aussi une plongée vertigineuse et inédite dans le milieu du tricot amateur. L’occasion de longues séquences immobiles, tournées à fleur de doigts, opérant une fascinante et enivrante déconstruction des mouvements. Un long cri muet.
Les Diagrammes de la conjugaison de Chin Tae-woo, avec Kim Soo-yang, Lee Hye-young… 5 h 01.
«Février»
Février 2019. Yann (Anthony Bajon) est community manager pour Decathlon. Sa réactivité est reconnue dans le monde des réseaux sociaux. Yann répond souvent vite, même quand la question est embarrassante, sait user d’humour quand il le faut et n’hésite pas à titiller les concurrents de la marque, ce qui met régulièrement sa supérieure Héloïse (Adèle Exarchopoulos) dans des situations délicates. Mais un matin, il arrive au bureau et doit faire face à des centaines de messages d’insultes, qui se multiplient de minute en minute. La polémique du «hijab de running» a commencé. Reconstitution minutieuse de l’affaire qui a secoué la France il y a quatre ans, Février surprend dès la scène d’ouverture où Yann déjoue le trafic parisien à vélo pour arriver à l’heure dans les bureaux de Decathlon. Rythme trépidant, montage dynamique, mise en scène spectaculaire : Jean-Christ D’Araujo, dans la foulée des déjà très remarqués Poiscaille et les Eraflés, fait de son sujet un véritable thriller politique, là où d’autres auraient plus facilement emprunté la voie de la comédie ou du docu-drama. Reposant sur une documentation solide, ce récit sans concessions de soixante-douze heures en apnée fait le choix de l’efficacité mais n’en oublie pas pour autant de développer ses personnages, avec une brochette de seconds rôles époustouflants – Elsa Zylberstein (Agnès Buzyn), Anaïs Demoustier (Aurore Bergé) et surtout Lambert Wilson qui incarne un Nicolas Dupont-Aignan à la fois perfide et espiègle. Un film coup-de-poing, à mi-chemin entre A plein temps et les Hommes du président.
Février de Jean-Christ D’Araujo, avec Anthony Bajon, Adèle Exarchopoulos, Elsa Zylberstein… 2 h 25.
«Des hommes et des dunes»
Directrice d’une unité de soins dans les Landes, Anna (Laure Calamy) meurt subitement après avoir contracté une forme mutante du Covid-19. Accusé de toutes parts, Xavier (Pio Marmaï), un infirmier non vacciné tout juste réintégré dans le service, prend bientôt la fuite, poursuivi par Hugues (Philippe Katerine), le petit-ami d’Anna fou de chagrin, et Oleksandr (Denis Ménochet), un brancardier mutique au passé trouble, fraîchement débarqué d’Ukraine. Alerté par Hermine (Isabelle Adjani), la mère d’Anna, le sombre et mélancolique Falco (François Cluzet), ancien policier à la retraite reconverti dans l’élevage de tarentules, va tenter de les intercepter avant qu’ils ne commettent l’irréparable. En mêlant les genres et les tonalités – drame, thriller, fantastique –, Des hommes et des dunes autopsie les maux qui rongent une France exsangue, qui ne sait plus que hurler et où plus personne ne s’écoute. Un film âpre, violent, mais tendre, qui dévoile la face sombre d’acteurs jusque-là cantonnés à des rôles plus aimables – Philippe Katerine, bouleversant en vengeur rongé par la haine, et surtout François Cluzet, dans ce qui s’impose clairement comme le rôle le plus ambigu de sa carrière. Critique cinglante d’une société de faux-semblants où les repères les plus élémentaires volent en éclats, le film de Jérôme Bouvier-Bouzon est surtout une œuvre profondément humaniste. Qui appelle de toutes ses forces, mais avec calme et pondération, un dialogue réconciliateur nécessaire entre hommes, femmes et tarentules.