Franc-tireur d’un Hollywood dont il consignera maintes fois les turpitudes avec une truculente férocité (Qu’est-il arrivé à Baby Jane?, le Démon des femmes), Robert Aldrich connaîtra un début de carrière aussi fulgurant qu’emblématique de son œuvre inclassable, charnière improbable entre un classicisme dont il intègre les codes pour mieux les dévoyer, et les impatiences du Nouvel Hollywood que son audace préfigure.
Après avoir enchaîné trois chefs-d’œuvre, révolutionnant un genre, le western avec Bronco Apache (1954) et Vera Cruz (1954) – dont le cynisme brutal annonce le western spaghetti –, et le film noir mâtiné de fantastique avec En quatrième vitesse (1955), c’est l’industrie hollywoodienne dans son ensemble qu’Aldrich attaque de front dans le Grand Couteau (1955), livrant l’une des charges les plus virulentes contre l’usine à rêves.
Grand-guignol hollywoodien
C’est dire le courage d’un cinéaste qui n’aura pas attendu que la notoriété le rende intouchable pour aiguiser ses dents sur les flancs grêles du système des studios, décrit ici comme une mafia sans scrupule asservissant ses stars verrouillées par des contrats qui leur ôtent toute liberté. C’est le cas de Charlie Castle (Jack Palance à contre-emploi, toute sobriété blessée), acteur idéaliste qui «a bradé ses rêves mais ne les a pas oubliés» – nous dit le prologue. Rongé d’avoir sacrifié ses ambitions artistiques en s’aliénant au puissant mogul Stanley Hoff (Rod Steiger, tout en surjeu et cabotinage) et miné par son mariage qui bat de l’aile – son épouse (la magnifique Ida Lupino) ne supporte plus le renoncement et la servitude volontaire de celui qu’elle aime –, Castle ne sort plus de sa villa de Beverly Hills, où se succèdent les visites de ceux qui animent le grand-guignol hollywoodien (producteurs, imprésario, starlettes, échotières de la presse à sensation qui exercent sur lui un chantage permanent, le menaçant de rendre public une «sale affaire» dans laquelle l’acteur est impliqué).
Ce décor quasi unique assume clairement la matrice théâtrale et étouffante du film – le Grand Couteau étant une adaptation fidèle d’une pièce à succès du dramaturge de gauche Clifford Odets, membre du Group Theater, et qui, comme son héros, a pactisé un temps avec le diable, en devenant scénariste à Hollywood. En respectant cette unité de lieu, Aldrich non seulement clame sa dette à la pièce dont il s’inspire – quoi de mieux pour signifier l’enfermement mental de Castle que de filmer dans un unique espace clos –, mais s’en sert aussi pour étoffer une mise en scène tendue, on ne peut plus cinématographique, jouant sur le hors-champ (l’étage, invisible, où se nouent les événements tragiques), plongées et contre-plongées pour déterminer la place de chacun sur l’échiquier social, décor conçu comme un territoire à conquérir (avec ses entraves, ses pans coupés, ses plans décadrés), dézooms en surplomb (ramenant le tout à un théâtre de marionnettes ou un laboratoire d’entomologie)... Et surtout gros plans chers à Aldrich, qui déforment les visages et accusent les traits : celui défait de Palance, colosse aux pieds d’argile tout en virilité chancelante, celui grimaçant, ridicule de Steiger, l’émotion d’Ida Lupino, la fragilité de Shelley Winters. Mieux qu’un théâtre de la cruauté, le Grand Couteau se concentre en somme sur l’essentiel : l’aventure brisée des visages.