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Libération
Sorti de l'ombre

Milton Moses Ginsberg, son chaud miroir

Tombé dans l’oubli jusqu’à sa mort en 2021, le réalisateur américain fait l’objet d’une rétrospective de deux de ses œuvres. Parmi elles, «Coming Apart», tourné façon caméra cachée derrière la glace d’un psy, réjouit par son audace et son impudeur frontale.
«Coming Apart», de Milton Moses Ginsberg, sorti en 1969. (Les films du camelia)
publié le 11 octobre 2023 à 17h15

On a eu beau fouiller un peu partout, il semblerait bien que la mort à l’âge de 85 ans, le 23 mai 2021 chez lui à Manhattan, des suites d’un cancer, de Milton Moses Ginsberg, n’ait pas fait l’objet du moindre écho médiatique de ce côté-ci de l’Atlantique. Sa patrie se montrant un peu plus scrupuleuse, par le biais du New York Times qui, dans une nécro (publiée trois semaines après sa disparition), lui attribuait «deux films notablement ambitieux et excentriques»… mais insuffisants pour, un demi-siècle plus tard, le sauver de cet oubli dans lequel il avait donc sombré.

Ceci expliquant cela, il faut souligner que Coming Apart et le Loup-garou de Manhattan, les deux références en question, furent des bides à leur sortie. Avant que, bonifiés par le temps – comme on le dirait de millésimes – ou juste validés à l’aune de critères différents de ceux de leur époque, l’on ne se décide de-ci de-là à rédimer l’auteur des opus maudits. Ainsi, au gré de quelques projections, dans le cadre prestigieux du Museum of Modern Art de New York, en 1998, ou de la Brooklyn Academy of Music, en 2011, de même qu’à travers la vidéo et d’erratiques reprises en salles, le nom de Milton Moses Ginsberg – sans autre lien avec son illustre homonyme que celui d’avoir investi, quoique de façon autrement confidentielle, le champ de la contre-culture américaine – est-il ponctuellement réapparu. Comme cela devrait à nouveau être le cas à la faveur de ce petit come-back automnal qui, contrairement aux précédents, ne pourra pas cautériser la frustration du cinéaste désormais décédé.

Patientèle complaisamment névrotique

Pour être exact, les deux films possèdent un statut différent. Epilogue, en 1973, d’une carrière de réalisateur prématurément avortée, le Loup-garou de Washington ne parvient guère à inspirer encore aujourd’hui qu’une profonde incrédulité, tant le binz peine à tenir le gouvernail horrifico-sarcastique d’une diatribe qui, pourtant, ne manquait ni d’aplomb, ni de singularité. Dommage, car, sur fond de scandale du Watergate, sans doute y aurait-il eu mieux à tirer de ce récit abracadabrant, centré sur un porte-parole de la Maison Blanche (Dean Stockwell, future recrue de Lynch ou de Coppola, dont nul ne se souvient qu’il eut partagé avec Mastroianni et Jack Lemon la particularité d’avoir reçu deux prix d’interprétation masculine à Cannes) qui sème la terreur en ville, jusqu’à contaminer le président des Etats-Unis en personne.

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La lycanthropie remisée, Coming Apart, qui ouvrait le bal quatre ans plus tôt, en 1969, suscite, fond et forme confondus, un tout autre émoi, qui justifie ce galon pris a posteriori dans les cercles cinéphiles. Dans un appartement new-yorkais qui n’est pas le sien, un psychanalyste – dont on ne tarde pas à comprendre que la vie privée part à vau l’eau – planque une caméra afin de filmer (vraies/fausses imperfections techniques incluses) dans un grand miroir ses consultations. Lesquelles, joignant le geste à la parole, revêtent un caractère tantôt SM, tantôt fétichiste, exhibitionniste ou partouzard, en une série de tableaux en plans fixes dressant un panorama caustique et malsain qui – d’une nymphette strip-teaseuse venue avec son nourrisson dans un landau à une adepte de la brûlure de cigarette détaillant ses stigmates – n’épargne pas la patientèle complaisamment névrotique. Pas plus que le thérapeute, en pleine tourmente introspective.

«D’une manière plus embarrassante, c’est aussi un film sur moi»

Or, le reflet de la glace faisant foi, il n’est pas nécessaire de fournir un gros effort d’extrapolation pour comprendre que, par Dr Joe Glazer interposé (Rip Torn, régentant un gynécée mi-cabinet mi-backroom, où défileront Lois Markle, adepte de l’Actor’s Studio, Sally Kirkland et Bobby Blankshine, transfuges de la Factory, Viveca Lindfors, une expat scandinave naufragée d’Hollywood…), le psy endosse les errements d’un réalisateur qui établira plus tard le diagnostic suivant : «Le film traite de la promiscuité, de ses plaisirs et de son prix, mais également de la réalité dans sa forme et dans sa durée, et finalement de la nature du cinéma lui-même – enfin, c’est ce que j’ai tenté de montrer. D’une manière plus embarrassante, c’est aussi un film sur moi.» Ainsi qu’une préfiguration de l’impudeur frontale des confessions cathodiques qui contamineront par la suite le paysage audiovisuel, Milton Moses Ginsberg avouant au passage s’être inspiré de «Candid Camera», l’ancêtre de «la Caméra invisible», une émission de divertissement se jouant des passants grâce à des caméras cachées, pour laquelle il avait bossé.

Tentant de panser le flop ayant émané de son hubris dérangée, l’artisan imaginera avoir été à la fois en avance sur son temps, trahi par une distribution déficiente et achevé par une critique assassine. Longtemps déprimé par l’échec artistique, auquel s’étaient superposés des problèmes de santé et des déboires sentimentaux, le New Yorkais avait ensuite repris son activité initiale de monteur, à la télévision ou pour des documentaires. «J’ai tout fait comme je l’entendais, et ça n’a pas marché», précisait encore le natif du Bronx, le fatalisme nimbé d’orgueil et d’amertume, aux quelques journalistes venus toquer à sa porte. De même, qu’au début des années 2000, il glissait envisager une sorte de suite actualisée à Coming Apart. Dont on ne verra jamais la couleur. Pas plus, en l’occurrence, que le noir et blanc.

Rétrospective Milton Moses Ginsberg : «Coming Apart» et «le Loup-garou de Washington», en salles.