Juin 2023, un palace sur la Côte d’Azur. Libé a décroché une audience avec Quentin Tarantino. Le réalisateur laisse alors mariner le duo reporter-photographe en contemplant l’horizon constellé de yachts, un script entre les mains, un cigare aux lèvres et une salade de calamars moutardée à portée de fourchette. Ce tapuscrit, on en est alors sûr, ne peut être que The Movie Critic, annoncé quelques semaines plus tôt à l’occasion d’une conférence cannoise comme son dixième et ultime film, fidèle à la promesse qu’il s’est faite (ou que Luc Besson lui aurait soufflée, selon les dires de Luc Besson himself) de s’en tenir à un décalogue en 35 mm. Avec son pitch hyperméta – l’histoire d’un critique de films œuvrant pour la presse porno dans le Los Angeles seventies alternatif du Tarantinoverse – The Movie Critic se posait en testament postmoderne de l’ex bad boy de l’âge d’or indé américain du début des années 90 (le logo Miramax, la palme d’or, etc.), devenu sommité inatteignable aux ambitions littéraires…
Brad Pitt au casting
Eh bien, si l’on en croit Deadline, le bien rencardé site qui donne le pouls du Tout Hollywood, ces pages fantasmées par tous les fanboys du natif de Knoxville (Tennessee) se trouvent aujourd’hui dans un tiroir. Remisés avec d’autres projets zombies du réalisateur, à l’instar de ce Star Trek ultra-violent («rated R», ou nécessitant l’accompagnement des mineurs de moins de 17 ans aux Etats-Unis), du spin-off autour des frères Vega de Reservoir Dogs et Pulp Fiction ou encore du serpent de mer nommé Kill Bill III – et si la petite fille de la première victime de «la Mariée» se vengeait vingt ans plus tard ? Le site spécialisé à l’origine du scoop ne donne pas de raison à ce revirement brutal – Tarantino aurait juste «changé d’avis», voilà tout.
Pourtant, à l’inverse de ces pitchs vaguement évoqués au fil des ans par le volubile Californien, The Movie Critic semblait lancé sur des rails menant tout droit à l’édition 2025 du festival de Cannes, comme l’avait calculé mentalement le directeur de l’événement, Thierry Frémaux, devant le public du Grand Rex, à l’occasion d’une masterclass siglée QT en mars 2023. A l’automne, passé la grève des acteurs à Hollywood qui avait gelé le projet, l’annonce du casting de Brad Pitt avait provoqué un nouveau frémissement. Et s’il reprenait le rôle désormais culte de Cliff Booth (Once Upon a Time in Hollywood), cascadeur cinéphile et réparateur topless d’antennes télés ? L’Etat de Californie avait débloqué dans la foulée l’équivalent de 20 millions de dollars d’exemption d’impôts pour que le film se tourne à Los Angeles dans les meilleures conditions. Au détour d’un entretien dans le Monde, Paul Schrader lâchait même que Tarantino lui avait demandé la permission de «remaker» l’un de ses films des années 70 dans son propre long métrage, confirmant l’intuition que The Movie Critic permettrait à Tarantino, autoproclamé mi-critique mi-cinéaste, de donner libre cours à ses pulsions révisionnistes, déjà couchées à l’écrit dans son livre Cinéma Spéculations. Du genre : ça donnerait quoi Taxi Driver par Brian De Palma ?
Laisser derrière lui un «corpus majeur»
Vraisemblablement, on ne le saura jamais. Du moins pas à travers un pastiche signé Tarantino. A moins qu’il ne revienne sur sa décision, comme il l’avait déjà fait pour le western à huis clos les 8 Salopards. En 2014, alors que le film allait entrer en production, le script avait été «leaké» sur Internet par un lecteur indélicat, ruinant l’intérêt de le tourner aux yeux de Tarantino. Avant qu’il ne se ravise, quelques mois plus tard, après une lecture publique du script. Obsédé par l’idée de ne pas louper sa sortie en laissant derrière lui un «corpus majeur» sans coda gâteuse comme il l’avait confié à Libé, Tarantino semble décidé à procrastiner encore quelques années avant le clap de fin.