Cannes 1983. Depuis plusieurs semaines radio et télé passent en boucle Let’s dance, tube d’ores et déjà planétaire pour David Bowie qui, outre l’album produit par Nile Rodgers et la tournée des stades pour une série de concerts évènements, est au Festival en sélection officielle pour deux longs métrages. A priori, les Prédateurs (The Hunger) de Tony Scott a toutes les faveurs des gazettes en mal de glamour qui parient que le couple de vampires haute couture peroxydé Bowie-Deneuve est d’emblée imbattable. Pourtant, surprise, sur la ligne d’arrivée, c’est un autre duo qui embrasera, et durablement, les esprits, Bowie-Sakamoto dans Furyo de Nagisa Oshima, la confrontation hiératique du major anglais Jack Celliers et du capitaine Yonoi, commandant japonais d’un camp en 1942 sur l’île de Java. Oshima n’avait pas pensé à Bowie tout de suite, il avait rencontré Robert Redford qui refusa le rôle. Il n’envisagea d’ailleurs Sakamoto, lui aussi, que dans un second temps, après avoir contacté la pop star nippone Kenji Sawada, qui dut finalement décliner.
Disparition
Pourtant, pour le cinéaste, connu par le grand public alors pour le scandale provoqué par l’Empire des sens (1976) se précisait la structure en miroir de deux soldats androgynes, le blond et le brun, le rapport de séduction, rivalité, répulsion entre deux artistes qui n’étaient pas prioritairement des acteurs et dont il accentuera sur le tournage l’irréalisme du jeu. Bowie, d’évidence, n’est jamais naturel. Il agit, parle, ricane, mange des fleurs ou se déshydrate enterré jusqu’au cou à travers les mille filtres de sa fascinante singularité. Sakamoto-Yonoi, le visage maquillé, n’est pas plus réaliste, il fulmine dans de nombreuses séquences devant l’arrogance extravertie de son ennemi, rentrant sa colère dans une étrange mimique d’enfant exaspéré. La fameuse séquence où Celliers traverse au ralenti les rangées de soldats japonais et de prisonniers pour embrasser Yonoi sur les deux joues, affront ultime et sommet de l’homo-érotisme affiché depuis le début entre les deux gradés, Sakamoto simule une sorte de pâmoison ulcérée et tombe à la renverse en serrant les dents.
Dans une interview en 2017, Ryuichi Sakamoto se souvenait : «C’était la première fois que je jouais dans un film. Lorsque nous sommes allés voir le premier montage, j’ai détesté mon interprétation. Je la trouvais si laide et si mauvaise. Lorsque j’ai commencé à écrire la musique, je me suis dit : “D’accord, mettons de la belle musique sur mes mauvaises scènes d’acteur”». Oshima avait d’abord proposé à Bowie de faire la bande-originale, mais il avait refusé. Sakamoto accepta. Il fut très angoissé face à la tâche jusqu’à ce qu’Oshima lui conseille non de trouver un thème pour le film dans son ensemble mais de composer une partition qui soit le reflet de son seul personnage tourmenté. Le thème de Furyo qui entre et sort du film moins comme une illustration qu’à la manière d’une entité autonome, nuage bleutée et carillonnant, née de la collision d’une ritournelle mémorable et de la photogénie complémentaire du tandem charismatique en sueur.
Sélection
C’est à Cannes (où le film n’aura aucun prix), dans une fête la même année, que Sakamoto rencontra Bernardo Bertolucci qui lui confia un second rôle dans sa fresque chinoise le Dernier Empereur (1987) avant de lui demander de composer la bande originale en… deux semaines. Bowie et Sakamoto ne retravaillèrent jamais ensemble. En 2016, après la mort de la star anglaise, l’artiste japonais exprimait ses regrets : «Nos vies se sont croisées sur le tournage de Furyo et au cours des quelques années qui ont suivi, et puis j’ai perdu le contact alors même que nous vivions dans la même ville. Je m’étais souvent dit que je devrais le contacter pour lui parler. Maintenant, je m’en veux de ne pas l’avoir fait.» Ne parvenant pas à se convaincre qu’il apportait un style de jeu aussi touchant que pouvait l’être sa musique, Sakamoto a par ailleurs cessé de faire l’acteur après l’expérience du Dernier Empereur, à de rares apparitions près.