Si on devait choisir une voix pour narrer sa vie, le surmoi qui trotte dans sa tête ou même cette nécrologie, beaucoup (d’anciens petits garçons surtout) opteraient pour celle de James Earl Jones : ce timbre autoritaire de baryton comme surgi des profondeurs, qui vous figea sur place et reste gravée dans la culture pop parce qu’elle était celle, en anglais, du méchant Dark Vador dans la franchise Star Wars. Son «No, I am your father», énoncé doucement mais fermement dans l’Empire contre-attaque (1980), fut ainsi le bouquet final d’une castration pour le pauvre Luke Skywalker rendu manchot et, pour une génération, l’équivalent du «le père Noël n’existe pas».
Derrière la voix, il y avait le brillant acteur de seconds rôles qu’était Jones, souvent dans des figures d’autorité (gros ponte de la CIA auprès d’Harrison Ford dans Jeux de Guerre (1992) et Danger immédiat (1994), roi d’un royaume africain d’opérette dans Un prince à New York (1988), et d’une toujours impossible dignité même dans les accoutrements les plus improbables – homme-abeille dans l’Exorciste 2 : l’hérétique (1977), guerrier coiffé comme un roadie de groupe de heavy metal dans Conan le barbare (1982). Bien loin était le gamin né dans le Mississipi en 1931 qui, après un déménagement traumatisant dans le Michigan à l’âge de 5 ans, développa un bégaiement tel qu’il refusa de parler jusqu’au lycée. Un professeur y découvrit son don pour la poésie et l’encouragea à lire des vers à haute voix en classe, développant son goût pour l’actorat. Il se tourne vers le théâtre à Broadway et se fond aisément dans Shakespeare à partir des années 60, jouant Othello et le Roi Lear. Après l’avoir vu dans le Marchand de Venise, Stanley Kubrick lui confie son premier rôle au cinéma comme membre d’équipage du bombardier de Docteur Folamour.
«La seule entité noire dans l’espace était Vador»
S’ensuit une riche carrière multi-supports où Jones n’aura peut-être pas la visibilité politique d’un Sidney Poitier, mais qui sera riche en moments pionniers pour les Afro-Américains : nominé à l’oscar du meilleur acteur pour son rôle de boxeur dans l’Insurgé (1970), premier président noir de fiction dans The Man (1972) et un des premiers acteurs noirs réguliers de soap opera télé (en 1966 dans As The World Turns). Pour la voix de Vador, il fut seulement payé 7000 dollars sur la Guerre des étoiles (1977) et refusera d’apparaître au générique, jugeant que sa voix sous respirateur n’était qu’un effet spécial parmi d’autres et que le vrai Dark Vador était David Prowse, le culturiste dans le costume. Il écrira dans ses mémoires Voices and Silences avoir nié, «pour rire», être cette voix pourtant si reconnaissable jusqu’au Retour du Jedi (1983) et que «certains Afro-Américains étaient contrariés par l’idée que la seule entité noire dans l’espace était le maléfique Vador».
Il sera l’un des rares détenteurs du graal américain de l’Egot — ce grand chelem consistant à remporter un oscar (honorifique) et tous les autres trophées convoités de l’entertainment américain, Grammy pour la musique, Emmy pour la télévision et Tony pour le théâtre, où il jouera aussi bien Tennessee Williams (la Chatte sur un toit brûlant en 2008, avec un casting entièrement noir) que Miss Daisy et son chauffeur avec Vanessa Redgrave sur le siège arrière en 2011. Et il rentrera encore durablement dans nos petites têtes, d’enfants (en voix de Mufasa, père du Roi Lion dans le dessin animé Disney en 1994) et de spectateurs de guerres du Golfe et autres crises globales sur le petit écran dans les hôtels du monde entier (il est là voix du jingle «This is CNN» de la chaîne d’infos continues depuis 1990). James Earl Jones s’est éteint à l’âge de 93 ans. En 2022, il avait autorisé à ce que sa voix de Dark Vador puisse être reconstituée par intelligence artificielle. L’assurance d’effrayer avec classe fans et grégaires des étoiles jusqu’à la fin des temps.