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Libération
On fait le bilan

Top 2022 : du cinéma d’art et d’effets

Alors que les salles peinaient à se remplir, les écrans ont vu défiler cette année nombre de longs métrages fascinants, d’une grande richesse stylistique et thématique. «Libé» fait le bilan en 22 pépites.
«Saint-Omer», «Les Enfants des autres», «EO» et «Top Gun : Maverick»
publié le 21 décembre 2022 à 5h12

L’année cinéma aura été marquée par des chiffres de fréquentation en dents de scie, fort mal barrés en début d’année et jusqu’à la rentrée de septembre (avec un été sans autre véritable hit que le fulgurant Top Gun : Maverick pointant à 6 676 052 entrées en France) puis reprenant tendanciellement des couleurs (Avatar 2 jouant le rôle in extremis du levier de la dernière chance avec dès la première semaine quelque 2 millions de billets vendus). Le milieu professionnel du cinéma art et essai est, lui, loin d’être sorti d’affaire. Quelques succès rassurants – l’Innocent de et avec Louis Garrel (695 121 entrées), Sans filtre de Ruben Ostlund (554 130 entrées), Revoir Paris d’Alice Winocour (518 483 entrées) ou encore la Nuit du 12 de Dominik Moll (490 522 entrées) – n’empêchent pas la calculette à statistiques d’être globalement sans appel : avec 133,88 millions d’entrées depuis le début de l’année (chiffres CNC jusqu’à novembre), la fréquentation est inférieure de 29,9 % à la même période de 2019, pour avoir un comparatif pré-Covid, sachant que les neuf premiers films du box-office de l’année sont américains et à gros budget. Un public âgé et «consommateur» du cinéma d’auteur mondial s’est converti aux plateformes et la jeune génération est encore à conquérir ou séduire. En rassemblant les tops 10 de nos différents journalistes cinéma, on parvient à cette liste de 22 films pour 2022 qui est l’exact opposé d’une crise et ce qu’on pourrait même tenir pour un nouvel âge d’or tant prolifère les styles, thèmes, gestes dans un ample nuancier contemporain. Dérive conradienne à Tahiti (Pacifiction), périple d’un âne sous MDMA (EO), teen movie exubérant (Licorice Pizza) ou films fascinés par l’opacité de la parole (Enquête sur un scandale d’Etat et Saint Omer), ce fut la corne d’abondance à l’heure des vaches maigres. Paradoxe et champagne (sans les bulles) en attendant la suite…

«Pacifiction» d’Albert Serra

Délire planant au cœur des ténèbres de Tahiti, sublimé par un Benoît Magimel grandiose en col blanc parano, le film-monstre d’Albert Serra arrête le temps, comme ça : avec deux lignes de scénario (l’ombre d’une apocalypse nucléaire menace une île hors du monde), un jeu sur le néant de la parole politique, parfumé d’exotisme finissant. Et le culot que cela prend pour faire un chef-d’œuvre, car Pacifiction y ressemble fort – ou alors on n’y connaît rien.

«Nope» de Jordan Peele

Plein comme un œuf – ou un estomac de cinéphile glouton –, le troisième long métrage de Jordan Peele entend surtout trouver un nouveau chemin pour le grand spectacle au cinéma, en sévère crise de fatigue sur fond verdâtre et franchises molles. Pari réussi dans ce néo-Moby Dick de l’ère TikTok, comédie fantastique et fantastique film d’action qui fait surgir des nuages immobiles l’un des plus fascinants monstres de cinéma depuis le Sans-Visage du Voyage de Chihiro.

«Rien à foutre» d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre

Hôtesse de l’air sur une compagnie low-cost, ou le ciel en solde, le travail à mort pour rendre le loisir rentable à vil prix, le sourire comme un rictus mais le soleil aux escales et les bitures en night-club plutôt que de trimer au bureau ou à l’usine comme les parents hier tués à la chaîne. C’est l’étrange affranchissement torve que scrute ce film mémorable sur une certaine évolution du rêve consumériste, sans le cynisme houellebecquien. Dans le rôle principal, Adèle Exarchopoulos, «comédienne de génie» comme nous l’écrivions à sa sortie, est si déterminante dans la conduite du film qu’elle pourrait le cosigner tant, à l’instar d’une Béatrice Dalle ou d’une Gena Rowlands, elle outrepasse chaque plan de son magnétisme ultracontemporain.

«Il Buco» de Michelangelo Frammartino

Le dernier film du grand et rare mage italien Frammartino va explorer le fond du cinéma au bout des entrailles de la terre, dans un profond gouffre calabrais : film de spéléologie pure, qui cherche le point de rencontre de la géologie et de l’histoire humaine et non humaine, Il Buco est une splendeur à la fois plastique et spéculative, manifeste pour un cinéma revitalisé à l’ère de l’anthropocène.

«Saint Omer» d’Alice Diop

Primée à Venise et choisie pour représenter la France aux oscars, la première fiction d’Alice Diop, documentariste aguerrie, n’a pourtant rien d’un film unanimiste. Au contraire, ce sont ses partis pris formels, notamment dans l’enceinte du tribunal, qui font de Saint Omer beaucoup plus que le récit troublant d’un infanticide : une réflexion exigeante sur la mise en scène de la parole et le pouvoir curatif de nos mythologies.

«EO» de Jerzy Skolimowski

Bashung chantait «Un âne clame son existence /Avant qu’elle ne se fane», Skolimowski, refaisant en version speed, cubiste, droguée ce que Robert Bresson l’ascète avait imaginé avec Au hasard Balthazar en chemin de croix animalier, le filme avec une fureur formelle de jeune homme (il a 84 ans…). Du cirque à l’abattoir, sous les caresses et les coups de pied, surexpressif dans son mutisme de bête qui n’en pense pas moins, l’âne divague, s’enfuit, et se perd, sautant d’un désordre à l’autre. Il est un témoin diffracté et un acteur sans phrase. Le cinéaste a déclaré avec un certain sens du mystère : «Pour la première fois, je me livre. Raconter l’histoire de cet âne, c’était écrire mon journal intime.»

«Enquête sur un scandale d’Etat» de Thierry de Peretti

Troisième film de Thierry de Peretti, Enquête sur un scandale d’Etat revient sur une affaire de trafic de stup révélée par Libé en 2016 et signe un polar paranoïaque et nerveux, imprévisible dans sa façon de serpenter entre film-dossier et portrait d’un homme en chute libre. Magnifique Roschdy Zem qui trouve là un de ses plus beaux rôles, celui d’un petit fusible du système qui espère, l’espace d’un instant, pouvoir faire basculer la République.

«Vitalina Varela» de Pedro Costa

Un monument. Monolithe noir aux arêtes coupantes, parcouru de silhouettes immenses qui s’étirent sous un ciel charbonneux. L’histoire d’une femme débarquée du Cap-Vert pour rejoindre à Lisbonne un mari dont elle rate de peu l’enterrement et plonge dans un monde d’ombres et de tourments. Long tunnel où les images étonnent, inquiètent, désorientent et au fond duquel surviendra pourtant une lumière aveuglante.

«Aucun Ours» de Jafar Panahi

Le cinéaste iranien est en prison depuis le 11 juillet 2022. Il suit depuis les quelques mètres carrés de sa cellule les extraordinaires manifestations se déroulant contre le régime en place mais il entend aussi la cruauté de celui-ci quand il condamne et pend des jeunes gens pour le simple fait d’avoir défilé dans la rue. Il est bouleversant de le voir dans ce film faussement simple se heurter aux limites d’un monde cerné de fausses idées, de rumeurs, de codes stricts et névrosés, dominé par un soi-disant esprit de concorde collective qui conduit à l’explosion sociale.

«Les Enfants des autres» de Rebecca Zlotowski

Dessiner pareil «portrait de femme», avec ce que cela suppose d’énergie séductrice, d’intelligence, de sentimentalité premier degré, d’absence de honte, n’est pas à la portée de tout le monde. Avec ce drame sur une quadra amoureuse et sans enfants, nouvelle partition de soliste pour une Virginie Efira merveilleuse, Rebecca Zlotowski frappe au cœur et ne s’est pas loupée.

«H6» de Ye Ye

Tourné à l’Hôpital du peuple n°6 de Shanghai avant l’épidémie de Covid, ce documentaire est l’un des plus sidérants vus cette année et n’a pas eu l’audience ou le retentissement qu’il méritait. Sans que l’on comprenne tout à fait comment elle est parvenue à un résultat aussi descriptif et néanmoins narratif, Ye Ye, dont c’est le premier long métrage, articule les destins individuels fracassés tel ce paysan tombé d’un arbre et paralysé avec l’extravagante rationalité d’une institution médicale qui absorbe des milliers de «cas» par jour, la médecine de ville n’existant pas en Chine.

«Top Gun : Maverick» de Joseph Kosinski

«The end is inevitable, Maverick. You’re set for extinction.» Espèce en voie de disparition, Tom Cruise revisite le rôle qui a fait de lui une star il y a trente-cinq ans. Il y prend sous son aile la jeune génération d’acteurs et les regarde avec autant de regret que de tendresse. Il enlace son vieil ami Val Kilmer, malade, pour ce qu’ils savent tous les deux être leur dernière scène. Top Gun : Maverick ne parle que de ça : aller au-devant du temps qui passe, mais à Mach 10 puisqu’on a le choix. Une méditation sur la vitesse, la vieillesse et la mort, sur Terre comme au ciel.

«I Comete» de Pascal Tagnati

Les retrouvailles estivales d’une petite communauté de personnages sous le cagnard d’un village de Corse donnent matière à une série d’expérimentations narratives, formelles et existentielles, qui prennent peu à peu la forme d’un film à multiples entrées, bifurquant en plein de fictions possibles. Coup d’essai et de génie du comédien et jeune cinéaste Pascal Tagnati, dont c’est le premier long métrage.

«Juste sous vos yeux» de Hong Sang-soo

«Tout est devant nous comme une épiphanie» dans le magnifique Juste sous vos yeux de l’infatigable Coréen, dont l’apparente facilité à délivrer chaque année son tribut de chefs-d’œuvre devrait, plutôt que nous blaser, nous rendre plus attentifs encore à ses capacités infinies de renouvellement. Et tel est l’encouragement du film, dont certaines inflexions (notamment ces couleurs saturées, presque fluo), inhabituelles chez HSS, sont autant d’incitations à laver le regard et embrasser ce qui se présente à nous, le don quotidien des choses simplement là. Comme le fait, lors de quelques heures passées à Séoul où elle est en visite après des années d’exil, l’ancienne star de ciné Sang-ok (Lee Hye-young), dont le secret emplit chaque plan d’une dimension poignante, et d’une invite à saisir la vie au vol.

«Leila et ses frères» de Saeed Roustayi

Comme la Loi de Téhéran, précédent film de Roustayi, Leila et ses frères parle d’enjeux familiaux. Dans un contexte plus ordinaire, moins spectaculaire – en apparence. Car ce qui se joue dans ce clan à l’honneur défait tient du même vertige. Un Parrain sans crimes ni drogues aux virages étourdissants et aux dialogues insensés, où tout prend l’eau et où tente de surnager la Leila du titre, fabuleuse Taraneh Allidoosti, star iranienne s’il en est, dont on a appris avec horreur l’arrestation par le régime iranien aux abois.

«Incroyable mais vrai» de Quentin Dupieux

C’est un conte fantastique sur le temps, la mort au travail, où l’on cherche ce qui pourrait sauver l’amour. Un couple s’égare en emménageant dans une maison magique. Décidément maître des horloges de la comédie française comme on l’aime, jamais en panne de fixettes absurdes, Dupieux prouvait qu’on ne connaissait pas encore toutes les couleurs de sa palette, ses nuances de flegme et d’horreur existentielle.

«Toute une nuit sans savoir» de Payal Kapadia

Le beau film de l’Indienne Payal Kapadia a la ferveur des premiers amours et des premiers combats. Histoire d’une relation impossible se muant peu à peu en chronique d’une lutte politique, celle d’une jeunesse indienne contre les ravages fascistes du BJP au pouvoir depuis 2014, il mêle found footage, images de vidéosurveillance et de répression pour former, par association d’idées puis d’événements, une poignante lettre d’adieu à l’innocence.

«Armageddon Time» de James Gray

A travers l’amitié contrariée entre deux petits garçons, l’un juif et l’autre noir, dans les années 80, James Gray ausculte par touches de clair-obscur le poids de l’histoire familiale, la lâcheté, le racisme, les rêves auxquels on choisira de renoncer, et les autres. Revenant sur les traces de son enfance dans son film le plus ouvertement autobiographique, tout en remontant aux sources de ce qui donnera l’Amérique de Trump quarante ans plus tard, le cinéaste signe un film d’une justesse abyssale.

«Feu follet» de João Pedro Rodrigues

Alors que le Portugal brûle sous l’effet du dérèglement climatique, un jeune prince renégat décide, contre l’avis de sa royale famille, de devenir sapeur-pompier et tombe amoureux d’un soldat du feu. Ça pourrait être un drame ou un commentaire acerbe sur l’urgence écologique. C’est en fait une farce transgressive doublée d’une comédie musicale érotique. Surtout, un film révolté, drôle, furieux, lyrique. Qui contient, accessoirement, la scène de sexe la plus délicieusement tordante de l’année.

«Licorice Pizza» de Paul Thomas Anderson

On attendait de Paul Thomas Anderson probablement tout sauf ce teen movie insolite, et c’est presque ça qui est le plus beau. Chronique californienne seventies et romance déambulatoire, Licorice Pizza semble inventer sous nos yeux sa narration d’une liberté inouïe aux couleurs pastel et aux sorties de route délicieuses, comme cette scène de camion conduit sous les étoiles par une fille épatante (Alana Haim), en marche arrière et en roue libre, métaphore parfaite de ce film doux-dingue. Une histoire de fidélité aussi puisque PTA y fait jouer Cooper Hoffman, fils de Philip Seymour Hoffman, un de ses acteurs fétiches disparu en 2014.

«Contes du hasard et autres fantaisies» de Ryusuke Hamaguchi

Après le monument Drive My Car, le Japonais revient à une forme courte et vive en adaptant trois nouvelles qui sont autant de fragments arrachés à une économie des sentiments contemporaine dont il est l’un des plus brillants observateurs. Film fin, malicieux, troublant, Contes du hasard fait confiance aux mots pour bouleverser les âmes. Mention spéciale à une scène de lecture trouble, certainement le moment érotique de l’année en salles obscures.

«Godland» de Hlynur Pálmason

Un jeune pasteur, arpenteur herzoguien des confins du monde à la fin du XIXe siècle, voit sa foi vaciller sur les âpres terres islandaises où il entreprend le chantier d’une église. Sorti in extremis pour se qualifier dans la saison des tops, à la croisée du western et du survival fouetté par les vents, Godland puise sa splendeur envoûtante dans la pensée du sensible qui la guide, cette intuition d’un monde organique et minéral d’où faire jaillir les désordres et les mystères de l’âme humaine.