Addictif. A peine nous a-t-on raccroché au nez qu’on en redemande. Comme ces centaines de milliers d’Américains qui se passionnèrent à l’époque pour la pièce culte du poète John Giorno, serions-nous devenus accros à la hotline qui murmure à nos oreilles la douce ritournelle du contemporain ? Rejouée en catimini et en VF cinquante ans après sa création en 1968, Dial-a-Poem tend le micro à une trentaine d’artistes, poètes et auteurs français, jeunes et moins jeunes. Faites l’expérience, composez le 09 87 67 54 92 et vous recevrez en pleine poire un «poème à 100 balles» de Sabrina Soyer ; les quatrains sans fin de Clément Rodzielski ; l’Internationale hachée menue de Jean-Jacques Lebel ou un «basta poem» de la jeune Mia Brion qui, avec Tarek Lakhrissi, Claire Finch, Elodie Petit ou Josèfa Ntjam, également dans le panel d’invités, fait partie d’une jeune scène issue de la poésie performée admirative de John Giorno, héros de la contre-culture américaine et inventeur des «sound poems», que beaucoup découvrirent lors de l’exposition que son conjoint, l’artiste suisse Ugo Rondinone, lui consacra au Palais de Tokyo en 2015.
«Des ongles qui raclent un tableau noir»
«Aux côtés d’Olivier Cadiot ou Julien Blaine, compagnons naturels, il y avait un certain héritage à chercher du côté de la poésie queer», assume l’éditeur et libraire Benjamin Thorel qui s’est vu confié par la John Giorno Foundation (créée à sa mort, en 2019) la délicate opération de réanimer cette pièce mythique, «il existe aujourd’hui en France une scène confidentielle mais très active qui œuvre entre poésie et art contemporain, des artistes qui prennent en charge l’écriture poétique dans leur travail et s’intéressent, par exemple, à la question de l’inclusivité pour en faire un matériau plastique».
Dans ses très débridées mémoires, enfin traduites en français, John Giorno revient en détail sur la naissance de Dial-a-Poem. «Jusque-là le téléphone servait à ce que deux personnes se contactent. Désormais imaginais-je, il pouvait devenir un mass media», écrit Giorno. «Nous n’avons jamais fait ça», prévient au départ la compagnie de téléphone de New York. Elle parviendra néanmoins à mettre en réseau dix répondeurs téléphoniques sur lesquels Giorno et ses amis, de Burroughs à Ginsberg en passant par Patti Smith ou John Cage, enregistrent leurs humeurs, consignent leurs frasques et mettent en prose les marges. Suivront plus de 200 invitations, au fil des années et des expositions. «William Burroughs lisait des extraits du Festin nu : c’était de loin le meilleur. John Cage lut un extrait de Silence, ce qui était très divertissant. Allen Ginsberg chantait un mantra […] et fit grincer des dents l’artiste Laura Benson qui trouvait que ça ressemblait “à des ongles qui raclent un tableau noir”», se souvient John Giorno.
Pics pendant les pauses-café
Le New York Times est le premier à publier un article et surtout le numéro de téléphone : «succès phénoménal», conclut Giorno. De 7 heures à 3 heures du matin avec des pics notables pendant les pauses-café et déjeuner, des centaines de milliers d’appels s’enchaînent frénétiquement et Dial-a-Poem donne raison au visionnaire MacLuhan et à sa célèbre formule : «Le médium c’est le message.» A l’heure de la viralité bruyante, il est beau, aujourd’hui, de voir ressusciter ce dispositif hors d’âge et discret amplifier les voix multiples qui font grésiller les ondes brouillées du temps présent.