Les fameuses trompettes d’Avignon lancent leur appel, Bécaud, ou un substitut, continue d’implorer le souvenir de Nathalie. Les trompettes reclaironnent et c’est Piaf, cette fois-ci, qui entre en rivalité avec elles. Le chanteur de rue va-t-il stopper net au milieu d’un couplet à 19 heures, quand commencera la performance dirigée par Bouchra Ouizguen sur le parvis du palais des Papes ? Le suspense est léger. La chorégraphe marocaine ouvre le festival in avec un spectacle conçu avec des amateurs, une troupe au nombre fluctuant selon les représentations, comme Boris Charmatz l’avait fait l’an passé avec Cercles. Spoiler : Bécaud s’arrêtera de chanter à temps, ce qui ne suffira pas à annihiler cette Nathalie entêtante qui continue de résonner silencieusement.
Mais comme les spectateurs sont sages ! En arc de cercle, assis en tailleur sur les pavés, de tout âge. Roulement de tambours sur la scène encore vide. Des badauds s’approchent. «C’est un gros bruit, j’ai peur», s’inquiète Milo, 3 ans, dans les bras de son père, qui craint que des kilos de «patates» soient balancés des fenêtres de l’impressionnante façade du palais des Papes – bonne idée de scénographie, note-t-on. «Peut-être qu’il y aura des animaux ?» s’interroge l’enfant, qui espère plus spécifiquement un crocodile qui surgirait d’une fenêtre pour dégringoler la façade – autre bonne idée très castellucienne – et qui n’est pas si éloignée de l’univers de Bouchra Ouizguen, la chorégraphe jouant sur le passage des frontières et le devenir oiseaux de certains humains, l’âge venu.
Ce soir-là, ils sont sept hommes en noir qui nous regardent tandis qu’un huitième recouvert d’une tunique grège développe un solo. Il est rejoint par le reste de la troupe dont la moitié a plus de 65 ans. Tous dansent avec des parties du corps qu’on a tendance à oublier – les coudes, les extrémités, la flexibilité des mains et de la plante des pieds. On perçoit une solidarité entre eux. Et ils font surgir l’épithète étonnant de «gracieux». Sont-ils tous amateurs ? Et bien oui, contrairement à ce qu’on supputait. La chorégraphe se joint à eux à la toute fin pour ce qui ressemble à une transe, hymne à la joie.
Jacques, Vincent, Christian, Pierre-Alban, attablés, se remémorent leur aventure. Ils ont travaillé sur un temps long, six fois deux heures pendant une quinzaine de jours et une semaine en juin mais impossible de compter le temps en heures, car l’entente dans le groupe était si précieuse qu’ils ont organisé des séances de travail autonomes sans leur cheffe d’orchestre durant les mois où elle était absente, dans le jardin des Dômes. «Bouchra a fait un gros travail de dépoussiérage de nos corps et affects» note Jacques, ancien prof d’éducations culturelles sans pratique sportive. Tous insistent sur le don de la chorégraphe pour les pousser à utiliser leur spécificité physique et leur apprendre à s’apporter de l’aide lorsque l’un est perdu sur scène. Christian a toute sa vie fait pousser du riz en Camargue : «On a amené avec nous des gestes assez intimes» aux antipodes de toute culture viriliste – «ce qui nous fait un bien fou, car Avignon, c’est quand même le lieu du procès Pelicot». Pierre-Alban, ingénieur en biologie, est entré dans la danse par «curiosité de savoir qui j’étais» et le désir d’une «révélation». Vincent note : «On danse avec nos traumatismes, il y a eu des transformations extraordinaires chez certains.» Tous : «Entre nous le lien ne s’est jamais rompu. On a continué à se voir, à travailler, à prendre des cafés, et on continuera.» Une micro-utopie ?