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Théâtre et conférences

Festival sur le sommeil Ekinox: en Moselle, just dodo it

Via des conférences et des performances théâtrales, le centre dramatique de Thionville invite à repenser les villes-dortoirs, nombreuses à la frontière franco-luxembourgeoise, sous le prisme du sommeil et des rêves.
Lors d'une performance de 2010 de l'Insomnante, une compagnie qui participe au festival Ekinox. (Vincent Beaume & Claire Ruffin)
publié le 27 mars 2022 à 17h29

Ville-dortoir, voilà un terme géographique qui laisse songeur. Oublions les rues désertées la journée et le ballet de voitures à la frontière franco-luxembourgeoise. Alexandra Tobelaim, directrice du Nest, le centre dramatique (CDN) transfrontalier de Thionville (Moselle), veut voir dans ce mot-valise une invitation à l’onirisme. Et si ces communes qui se vident chaque jour de leurs habitants pour un salaire meilleur et un loyer minoré, étaient «des villes que l’on habite pour rêver» ? Ainsi a-t-elle imaginé Ekinox, événement culturel et scientifique bi-annuel autour du sommeil et du rêve. Pour cette première édition, samedi, l’équipe quitte son théâtre en bois installé sur une ancienne friche France Télécom pour investir Rumelange, commune luxembourgeoise de 5 000 habitants. Puis en septembre, ce sera au tour d’Aumetz, petite cité frontalière, côté Moselle. Encore un nom de panneau d’autoroute, où la plupart des voitures qui y font halte sont résidents.

En proposant gratuitement «conférences décalées» de médecins, biologistes et ethnologues («Les plantes rêvent-elles ?» ou «Comment dort-on chez les Inuits de l’Arctique canadien ?») et performances théâtrales dans ces villes, le CDN espère attirer ces travailleurs, qu’il voit peu au théâtre à cause de la semaine luxembourgeoise de quarante heures. Et quoi de plus espiègle que de le faire en leur parlant de sommeil ? Ce besoin naturel, complètement improductif, impossible à convertir en marchandise. Dormir est une résistance passive à la société néolibérale, rappelait Jonathan Crary, critique d’art américain, dans son essai 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil.

«Imaginaire collectif» de la région

Et ce n’est pas Arianna Cecconi, anthropologue des rêves et clé de voûte d’Ekinox qui dira le contraire. C’est de son travail, qu’elle a mené au Pérou, en Espagne et dans les quartiers Nord de Marseille, qu’ont découlé une partie des propositions artistiques de l’événement. Pour la chercheuse invitée par le CDN, le sommeil n’est pas uniquement biologique, c’est aussi un phénomène culturel. On ne dort pas de la même manière dans les Andes qu’à la frontière franco-luxembourgeoise, et ces variations sont souvent entraînées par le travail ou l’organisation familiale. La nuit de huit heures, chérie en Occident, est une construction sociale héritée de l’usine, explique-t-elle. «Dans les campagnes péruviennes, les gens sont souvent bergers et ont rarement une chambre individuelle. Ils se lèvent plusieurs fois par nuit pour aller voir les bêtes et peuvent s’assoupir la journée quand elles sont en train de paître. Le sommeil est fragmenté sans que cela ne pose problème. Mais dans les sociétés occidentales, on craint de ne pas dormir huit heures par nuit, de peur de ne pas être efficace en continu au bureau.»

Dans les gares, les centres sociaux ou les garderies, l’anthropologue, qui a à cœur de sortir des amphis d’universités, recueille aussi les rêves des habitants. C’est à partir de ceux-ci qu’elle esquisse un «imaginaire collectif» de la région. Sans surprise, nous dit-elle, ici, on rêve beaucoup d’être à la plage puis de se retrouver dans une banque luxembourgeoise, de songes en plusieurs langues et comme partout de pages internet. Avant, c’était le cinéma et maintenant ce sont les jeux vidéo qui influenceraient beaucoup les jeunes générations, reproduisant dans leurs songes les mêmes angles de vues et perceptions.

Relation entre science et art

Avec Tuia Cherici, artiste visuelle et amie qu’elle connaît depuis sa coloc étudiante en Italie, elles ont créé depuis une dizaine d’années «l’oniroscope», un dispositif propice au partage de rêves, qu’elle déploie aussi, lors d’Ekinox, dans une sorte de grenier accolé à la mairie. Pendant qu’Arianna Cecconi interroge les spectateurs sur leurs songes, Tuia Cherici les projette sur grand écran en les dessinant ou en faisant du théâtre d’objets, ce qui pousse les rêveurs à rivaliser de précisions pour arriver à des tableaux proches de leurs impressions. «Une fois pour représenter un rêve où la personne se retrouvait sans vêtements dans l’espace public, j’ai simplement mis une poupée nue. Mais elle ne retrouvait pas les sensations de son rêve, c’était trop direct. J’ai alors doucement ouvert une banane, lui enlevant sa peau et elle m’a dit oui c’est ça ! se rappelle Tuia Cherici, qui ne veut jamais succomber aux interprétations psychanalytiques dans ses représentations. Les récits des rêves sont fascinants, ils sont pleins de lacunes et d’omissions. Les gens ne retiennent jamais les traits des visages. Ils reconnaissent des personnes au-delà de leur apparence. On peut voir un chien tout en sachant que c’est son père.»

Cette relation entre science et art se révèle aussi féconde pour Claire Ruffin, comédienne insomniaque qui, dans un solo muet, tente inlassablement de se coucher dans un lit qui se dérobe et se fend en deux. Exprimant ainsi, sa difficulté à lâcher prise avant de s’assoupir, elle est, à Ekinox pour la première fois, accompagnée sur scène du neurologue Marc Rey, qui explique en termes scientifiques les tourments tragicomiques de ce Pierrot la Lune déréglé. «C’est aussi grâce au travail que je mène avec des artistes et des chercheurs en sciences sociales que j’enrichis ma pratique et sors d’une vision uniquement biologique, concède le médecin, également président de l’Institut national du sommeil et de la vigilance. Un docteur n’est pas qu’un réparateur de rein ou de cœur, on est là pour “prendre soin” des gens dans leur globalité. Et pour ça, l’art est parfois plus efficace que les médicaments.» L’Insomnante, la compagnie de Claire Ruffin, a l’habitude d’égrener partout où elle va, des lits dans l’espace public et photographie les dormeurs qui s’y glissent. Une carte postale littérale d’une ville-dortoir et une manière poétique de visibiliser le sans-abrisme. Ainsi se prend-on nous aussi à rêver qu’une cité utopique serait celle où on se sentirait assez à l’aise pour piquer un somme dans la rue en pleine après-midi. Ça, ça serait un vrai remède aux nuits d’insomnie.

Ekinox, dans le cadre d’Esch-sur-Alzette, capitale de la culture 2022 (Luxembourg), puis le 24 septembre à Aumetz (France).