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Libération
Hommage

Isabelle Huppert : «Personne n’a filmé les visages comme Godard»

L’actrice rend hommage au cinéaste qui l’a dirigée dans «Sauve qui peut (la vie)» et «Passion».
Isabelle Huppert dans «Sauve qui peut (la vie)» (1980). (Sara Films /MK2. Gaumont. Collection Christophel. AFP)
publié le 13 septembre 2022 à 19h47

«On peut s’attendre à la mort de quelqu’un, ne pas l’avoir vu depuis très longtemps, et quand elle survient, rien n’y fait, elle n’entre pas dans le cours des choses. Entre Sauve qui peut (la vie) et Passion qu’on a tourné dans la foulée, on a passé presque deux ans ensemble.

«Ce sont des flashs qui me reviennent, des phrases, sa voix, une façon d’être parfois surprenante. Dans sa pratique du cinéma, il retirait tous les oripeaux et les lourdeurs habituels de la préparation. Je me souviens par exemple de la manière dont nous avions été ensemble acheter les costumes pour Sauve qui peut (la vie) dans une grande surface à Lausanne. Il ne s’y prenait pas comme les autres pour faire ce qu’il faisait. J’aime beaucoup notre première rencontre. Il m’a téléphoné, il m’a dit qu’il voulait me rencontrer, j’ai répondu “Quand ?” et une demi-heure plus tard, il était chez moi.

«Tout était simple avec lui. Enfin simple, pas toujours. Certaines scènes de Sauve qui peut (la vie) étaient loin de l’être. Il m’avait demandé de bégayer dans Passion, le pire pour une actrice, qu’on lui enlève son accès au langage. Ça ne m’avait pas plu du tout ! Il était allé jusqu’à me faire prendre des cours chez une orthophoniste. C’était disait-il pour mieux montrer comment la classe ouvrière bégayait ! Vu sous cet angle… In fine, tout était rendu facile par son génie et, j’ose dire, par sa délicatesse, sa poésie. Personne n’a filmé les visages comme lui. Même entrer en conflit avec lui était différent. Car au fond, les conflits avec lui, c’était des conflits contre lui-même, plus que contre les autres. Sur Passion, il voulait nous confronter, Hanna [Schygulla] et moi, à un travail qui n’était pas le nôtre. Peu avant le tournage, pendant quelques jours, Hanna a été barmaid tandis que moi, j’ai été ouvrière dans une usine d’horlogerie. Plus tard, pendant le tournage, il nous demandait d’écrire tous les soirs des petites pensées qui nous traversaient l’esprit, c’était comme des devoirs, il aimait bien jouer au maître d’école, dans un jeu de rôle presque enfantin. On devait les glisser dans le casier de sa chambre d’hôtel. Comme j’étais en train de lire un court roman de Beckett, j’en avais tiré une citation. Il n’était pas content du tout. “Je ne t’ai pas demandé de recopier une phrase de Beckett.” Le lendemain, je lui ai écrit une interrogation ô combien godardienne : “Faut-il travailler à aimer ou aimer travailler ?” Il faut croire que ça lui a plu parce qu’il l’a gardée dans le film. Un jour, toujours sur Passion, la caméra ne marchait plus et le tournage a été interrompu. Plus tard dans la journée, quand elle a été réparée, il a décidé qu’il ne voulait plus tourner. Il a dit cette phrase : “Il y a mon désir à moi aussi qui compte.” C’était un écho supposé mais réel à la caméra récalcitrante.»