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Libération
Ressortie en salles

«Jardin d’été» de Shinji Sômai : beau et mioches

Dans un splendide film restauré en 4K plus de trente ans après sa réalisation, le cinéaste japonais injustement méconnu sonde avec délicatesse la curiosité morbide de trois gamins.
Trois enfants jouent à se faire peur en épiant un marginal. (ytv)
publié le 4 juin 2025 à 7h16

Il va falloir s’y faire, le temps cinéphile ne s’écoule pas de la même façon pour tout le monde. Certaines œuvres nous parviennent sans heurt, d’autres, ignorées et méconnues, reposent dans un silence intranquille qui ne demande qu’à être rompu. Mais il suffira d’une brèche, une faille dans l’oubli, pour qu’un flot de splendeurs ressuscitent et nous sautent au visage, comme à ceux des enfants émerveillés de Jardin d’été les nuées vibratiles de papillons et de lucioles s’échappant du vieux puits fissuré qui leur servait de tombeau. Ironie du sort, ce climax enchanteur du film de Shinji Sômai, où il est justement question de vie et de mort, de résurrection et d’oubli, de réparation et de délabrement, pourrait parfaitement métaphoriser le purgatoire, auquel son cinéma funambule, chaînon manquant entre le système finissant des studios japonais et la scène indé des années 80, fut dévolu à l’international, bien qu’intensément admiré dans l’archipel – ses pairs, de Kore-eda à Hamaguchi, n’ont cessé de lui clamer leur dette. Ce fut le cas en France où, à l’exception de Typhoon Club, nul autre de ses films ne fut distribué de son vivant. Sa mort prématurée en 2001 à l’âge de 53 ans ne lui ayant pas permis de connaître la tardive et miraculeuse révélation dans nos contrées d’une partie de son œuvre - au compte-goutte et dans le désordre, certes, mais il faut bien tirer un fil.

Inflorescences

Grâce à l’éditeur et distributeur Survivance, on découvrait donc il y a deux ans le magnifique Déménagement (1993), chronique d’un divorce vu à travers les yeux d’une fillette, puis l’année suivante, Typhoon Club (1985), teen-movie traversé d’énergie malade et sorte de pendant nippon funèbre et débridé au désormais culte Breakfast Club de l’Américain John Hughes. C’est au tour de Jardin d’été (1994), également connu sous le titre The Friends, onzième opus d’une filmographie qui n’en compte que treize, de (re)faire surface trente-et-un ans après sa réalisation, dans une somptueuse copie restaurée 4K rendant grâce aux éclats luminescents et aux inflorescences formelles d’un film qui, comme ce sera souvent le cas chez Sômai, capte cet âge des possibles, des lisières et des métamorphoses qu’est la prime adolescence, thème de prédilection du cinéaste. Mais ici, c’est plutôt l’enfance dont il se fait le peintre attentif sans la moindre complaisance à l’imagerie mièvre ou kawaii. Une enfance hantée par la mort et son mystère – «qu’est-ce que ça fait de toucher un cadavre ?» – et qu’un fol appétit de découvertes et d’explorations incite à en faire l’expérience. Afin de pousser leurs investigations sur la grande faucheuse, trois jeunes garçons, Kiyama, Kawabe et Yamashita, traînent sans relâche aux abords d’une vieille bicoque entourée d’un lopin de terre hirsute envahi par les ronces, où vit reclus un vieil ermite (Rentaro Mikuni), dont ils croient la mort proche, et dont ils espèrent ainsi pouvoir saisir les derniers instants à même de satisfaire leur morbide curiosité.

Trois gamins en mal d’aventure jouant à se faire peur en épiant un marginal… L’amorce de l’intrigue pourrait évoquer Du silence et des ombres de Robert Mulligan – autre cinéaste des frémissements enfantins –, si au lieu d’une nuit d’encre, ce n’était sous un ciel ocreux, dans un Kobe écrasé de chaleur entre soleil plombé et pluies battantes, que Sômai campait ce récit initiatique, où très vite, les enfants se sentiront investis d’une mission : réparer la maison délabrée, le jardin en friches, mais aussi la vie et la mémoire du vieil homme, son passé, ses fantômes douloureux, jusqu’à vouloir retrouver l’épouse qu’il n’a pas revue depuis la guerre, et, comme la petite Ren de Déménagement, rabibocher le vieux couple.

Art du vertige

Il y a chez Sômai un travail sur la durée mais également sur la matière, la pesanteur, ce qui résiste au cliché et à l’imagerie. Une volonté de toucher presque physiquement le spectateur, de l’étreindre, par une intensité, une émotion qui traverserait l’écran. D’où cet art de laisser palpiter l’énergie éruptive de la jeunesse, et des corps soumis à toutes sortes d’épreuves et d’efforts, que sa caméra mobile et son art réputé du plan long (plans-séquences, panoramiques virtuoses etc.) captent dans le vif de l’action. C’est un cinéma du geste répété, qui, suprême subtilité, renseigne bien mieux que la psychologie elle-même. Un art de la bifurcation aussi : ses films n’en finissent pas de se réinventer en cours de route, à l’aune de scènes-pivots, qui les font basculer vers autre chose. Ces moments de bascule où le film se renverse se focalisent souvent sur les corps en mouvement (la course éperdue de Kiyama, croyant avoir vu un fantôme à l’hôpital) ou près de chanceler, entre tension et appel du vide.

En préambule un match de foot brutal où les gamins, se bousculent et se taclent, et que l’on retrouve juste après, devisant gravement sur la mort dans un métro aérien surplombant la ville, comme une suite logique à la violence initiale du jeu. C’est surtout un art de la bordure, de la lisière, du vertige et une scène hallucinante achèvera d’opérer complètement la mue du film : le plus hardi des garçonnets se met à arpenter le muret d’un pont dont on découvre, par un subtil panoramique, qu’il donne sur le vide et une autoroute où passent les voitures à vive allure : la mort, sujet «théorique» dans la conversation qui précédait, devient menace concrète. Et le film, par la suite, ne cessera de confronter conception mentale et réalité, matérielle et affective. Cette hantise mortelle, pas besoin de l’appeler, elle est partout, dans un jardin à l’abandon, une maison qui part en ruines, une vie solitaire, esseulée, en lambeaux, qu’il s’agit alors de réparer, au propre comme au figuré. Et s’ils traquaient le vieil homme pour avoir un jour l’opportunité de voir un cadavre en vrai, c’est une autre expérience bien plus douloureuse qu’ils seront finalement amenés à vivre : le deuil et la perte de quelqu’un qu’ils auront appris à connaître et à aimer.

Jardin d’été de Shinji Sômai (1994). Avec Rentaro Mikuni, Naoki Sakata, Taiki Oh, Kenichi Makino, Chikage Awashima… 1h54. Au cinéma en version restaurée 4K.