Avec son entrée plantée au beau milieu du centre commercial le Spot à Evry-Courcouronnes (Essonne), difficile de repérer le stade. Un indice toutefois : pour fêter les débuts du club de la Karmine Corp (KC) dans ses «Arènes de l’agora», vendredi 20 septembre au soir, les supporteurs en ont fait trembler les murs. Le volcan est entré en éruption pour saluer cette première en France et en Europe : un club d’e-sport a enfin sa propre salle. A la manière d’un club de foot ou de rugby, l’équipe de jeux vidéo y jouera devant son public une dizaine de fois par an, au moins jusqu’en 2029.
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«Ici, il y a tout ce qu’il y a dans le foot, et même plus», nous assure Amine Mekri, dit «Prime», 31 ans, pour nous présenter les lieux. Ancien sportif de football américain à haut niveau, le cofondateur de la Karmine Corp a poussé le sens du détail au sein de son stade de 3 000 places, jusqu’à mettre en place des vestiaires pour ses joueurs, avec maillots accrochés au mur, «les mêmes que les miens en division 1 au Canada, quand j’étais à l’université». «Mais au-delà des joueurs, je voulais aussi qu’on fasse les choses bien pour les fans : le match commence à 19 heures, les ultras se retrouvent à midi, et on discute avec eux», poursuit Prime. «Ce qu’on veut, plus que du sportif, c’est créer un mouvement culturel», soutient celui qui a plus de 1,6 million d’abonnés sur YouTube.
La ferveur qui gravite autour de «la Karmine» s’entend vite quand, à deux heures du coup d’envoi, les premiers chants traversent les murs de «l’Agora». A l’extérieur, encore dans la file d’attente, les fans de Prime et Kameto (cofondateur de «KC») entonnent leurs premiers «aux armes», comme un Vélodrome qui pousse ses joueurs de l’OM. Ils sont un peu plus de 2 000 présents physiquement en région parisienne, et 40 000 en moyenne à suivre la rencontre en direct sur la chaîne Twitch de Kameto. A gauche des tribunes, les ultras du «Blue Wall» s’échauffent, avec leurs écharpes, maillots et drapeaux bleu marine, puis les lumières s’éteignent.
Du chant de foot à la sauce e-sport
Sous les cris du public, le streamer Kameto fait son entrée sur scène, se lance dans des remerciements. Il est rapidement interrompu par les supporteurs, détournant le slogan rance «on est chez nous» pour fêter leur stade, sous le regard fier du patron de l’équipe. Au même moment dans les gradins, un large tifo aux couleurs de la Karmine est déployé. Pendant que les joueurs de Gameward, le club qui va évoluer «à l’extérieur» pendant ce match de Coupe de France de League of Legends, s’installent sur scène devant leurs ordinateurs, les e-sportifs de la KC ont droit à un accueil digne de rock stars, de boxeurs ou de basketteurs NBA, avec chants personnalisés et checks aux fans croisés en chemin.
«Ça faisait des années qu’on attendait d’avoir un endroit à nous», nous explique «Iceez» – beaucoup se nomment d’après le pseudo qu’ils utilisent en ligne –, 25 ans, qui a fait la route depuis Strasbourg pour l’occasion. «Ici, je peux retrouver tous mes potes, avec qui on fait tous les déplacements même à l’étranger», s’enthousiasme le membre du Blue Wall. Fan des streamers Prime et Kameto, il suit la KC depuis ses débuts, en 2020 et revendique comme n’importe quel ultra. Selon lui, la différence entre supporteur sportif et e-sportif réside surtout dans le manque d’ancrage géographique des structures gaming : si un Strasbourgeois va facilement suivre le Racing club de Strasbourg au foot, il était jusqu’ici difficile d’accompagner pleinement son équipe e-sport à domicile.
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Alors pourquoi suivre une équipe plus qu’une autre ? Pour ses personnalités phares donc, mais aussi pour «son ADN», selon Alex, 24 ans. Celui de la KC ? Le «banter», équivalent du trashtalk en NBA, soit le sens du tacle et de la vanne contre les équipes adverses, et un certain esprit d’autodérision. En témoignent les chants où les supporteurs du Blue Wall se qualifient eux-mêmes «d’animaux» sur l’air du générique d’Intervilles, ou les «on se fait chier» chantés pendant les quelques minutes de pauses dues à des problèmes techniques pendant la soirée.
Pour «Unnamed», kapo (personne à la tête d’un groupe d’ultra) du Blue Wall, «l’idée, c’est de prendre ce qui marche dans le sport, et de jeter le reste». Celui qui est aussi membre des ultras du PSG, maillot bleu de la «KCorp» floqué de son pseudo sur le dos, dit s’inspirer de ce qu’il observe au Parc des Princes pour lancer les chants et communiquer avec les fans KC, dont il fait partie depuis maintenant trois ans. Avec deux objectifs : «relayer la culture ultra» au sein d’un e-sport qui manque encore d’expérience en la matière, et «être le meilleur kapo de France» dans le milieu.
Et le temps d’une soirée au moins, le pari a semblé gagnant sur scène comme en tribunes. Au bout de trois heures de rencontre, la Karmine Corp l’a emporté sèchement sous les chants des supporteurs. Ilyes, 26 ans, et Anaïs, 27 ans, sont venus ensemble et ils sont catégoriques : ils n’étaient pas préparés à une telle ambiance. «J’avais un peu peur de me faire chier», admet celle qui, malgré sa chemise style baseball estampillée Karmine, n’est de son propre aveu «pas très jeu vidéo», et s’est mise à les regarder de loin pour s’intéresser à la passion de son copain. «Maintenant, je suis fan de 113 [joueur KC, ndlr]».