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#MeToo

Harcèlement chez Ubisoft : trois anciens cadres condamnés, un signal fort envoyé

Tommy François, Serge Hascoët et Guillaume Patrux ont été condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison avec sursis pour harcèlement moral, sexuel et pour une tentative d’agression sexuelle par le tribunal correctionnel de Bobigny, mercredi 2 juillet.
Serge Hascoët, ancien directeur créatif d'Ubisoft, le 2 juin à Bobigny. (Xavier Galiana/AFP)
publié le 2 juillet 2025 à 14h23
(mis à jour le 2 juillet 2025 à 17h04)

Cinq ans après le scandale Ubisoft, révélé dans les pages de Libération, la quinzième chambre du tribunal correctionnel de Bobigny a prononcé des peines allant jusqu’à trois ans de prison avec sursis contre trois des anciens cadres du géant du jeu vidéo. Le premier grand procès pour harcèlement moral et sexuel dans le secteur s’était ouvert début juin.

Le plus lourdement condamné est l’ancien vice-président du service éditorial Tommy François. Il écope d’une peine de trois ans de prison avec sursis et de 30 000 euros d’amende, soit la peine demandée par le procureur pour les charges de harcèlement moral et sexuel et de tentative d’agression sexuelle. C’est par lui que le scandale est arrivé en 2020. A l’époque, une vingtaine de témoins avaient décrit à Libération l’ambiance de boys club qui régnait alors au siège montreuillois du géant du jeu vidéo. L’ancien présentateur télé y était alors désigné comme le centre disrupteur d’un système de blagues et d’humiliations sexistes, allant des remarques répétées sur le physique de ses collaboratrices au jeu cruel – ligotage sur une chaise, employée contrainte de lui faire les ongles des pieds, chat-bite.

Nourries des témoignages concordants rapportés par l’enquête de police (jusqu’à la lettre de licenciement pour faute grave d’Ubisoft qui accuse François de tous les maux ayant cours dans l’entreprise), les audiences auront longtemps tourné autour de l’ambiance toxique que le vice-président aura instaurée depuis sa position de chef et de protégé de Serge Hascoët. Sa défense qui consistait à dire que ses agissements n’étaient que le produit d’une «culture de la blague» propre au secteur du jeu vidéo dont il avait été lui-même victime, n’a visiblement pas convaincu. Le fait qu’une témoin de moralité de Hascoët prenne de court le tribunal en racontant avoir elle-même été victime d’une agression sexuelle de la part de Tommy François quelques années plus tôt n’aura certes pas aidé.

Comportement malaisant et caprices dégradants

L’homme qui l’avait embauché s’en tire à meilleur compte. Serge Hascoët, ancien numéro 2 d’Ubisoft, est lui condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et 45 000 euros d’amendes pour complicité de harcèlement moral – le tribunal suivant les peines demandées par le procureur, qui n’a pas retenu le chef d’accusation de harcèlement sexuel, insuffisamment caractérisé. Les charges à son encontre peuvent être divisées en deux groupes. Le tribunal a d’abord tenté de mettre au jour la complicité du gourou créatif d’Ubisoft dans le harcèlement jugé systémique qui sévissait dans l’open space. Une grande partie des témoins auditionnés par la police rapportant que Hascoët, par son aura, aurait permis à son protégé Tommy François d’agir en toute impunité. Le chef créatif d’Ubisoft étant lui-même accusé d’avoir un comportement malaisant ou vulgaire à l’égard de certaines salariées.

Tout un pan des débats aura également tourné autour de son comportement envers ses assistantes (ou plutôt les assistantes de son assistant), qui ont longuement décrit à la barre ses caprices et besoins pressants, qui pouvaient déborder du cadre professionnel jusqu’à sembler dégradant – un aller-retour en Bretagne pour récupérer un iPad lors d’un jour de congé, s’occuper de papiers administratifs ou de la fille du patron, quand il ne fallait pas tout abandonner pour aller chercher pronto des cacahuètes à coque. Reconverti en petit patron d’un modeste studio de jeu vidéo, Hascoët s’est défendu en affirmant qu’il n’avait aucun souvenir de tous ces événements, qu’il n’avait rien vu des agissements de Tommy François, qu’il ne pensait pas à mal. Il n’imaginait même pas devoir se charger des questions de management, trop occupé à façonner l’avenir de l’entreprise. A France Info, l’avocat de Serge Hascoët expliquait envisager sérieusement de faire appel.

La condamnation de l’ex-numéro 2 d’Ubisoft met à mal la lecture que le PDG de l’entreprise, Yves Guillemot, pouvait faire du scandale de harcèlement lors de son audition par enquêteurs. Il expliquait alors les problèmes se résumaient aux agissements de deux brebis galeuses, Tommy François et M.B. (pas visé par cette procédure, les faits étant prescrits), longtemps assistant de Hascoët. La justice vient d’établir le contraire.

Le troisième prévenu, l’ancien game director Guillaume Patrux, est lui condamné a douze mois de prison avec sursis (contre quinze demandés) et à 10000 euros d’amende pour son comportement violent et intimidant à l’égard de la petite équipe VR dans laquelle il travaillait.

«Ça fait cinq ans que mes clientes se battent»

«Ce jugement me semble important, explique à Libération Me Maude Beckers, avocate de la plupart des parties civiles. Au-delà des harcèlements directs, le tribunal a reconnu le fait que Tommy François et Serge Hascoët ont, par leurs agissements, plombé l’intégralité du service Editorial et que toute personne qui y travaillait était une victime potentielle. On est dans la définition même du “harcèlement sexuel environnemental”, même si la juge n’emploie pas le mot. Ce n’est pas anodin par ailleurs que Serge Hascoët écope de l’amende maximum prévue par le code pénal, ni qu’il soit reconnu complice du harcèlement sexuel de Tommy François, c’est quelque chose de très rare en matière de harcèlement. Je note aussi que la juge a pris beaucoup de temps pour expliquer que la parole des victimes était une vraie parole, à prendre en considération, surtout lorsqu’elle est à ce point concordante, et qu’on ne peut pas se contenter d’agiter le “parole contre parole”. A ce titre-là, c’est aussi un jugement qui pourra servir.»

«Ce jugement s’aligne avec le fait que nous fassions citer la personne morale d’Ubisoft, le PDG et la directrice des ressources humaines dans une nouvelle procédure initiée il y a quelques semaines, ajoute l’avocate. Ça va prendre des années, mais mes clientes sont prêtes, ça fait cinq ans qu’elles se battent.»

Pour Chakib Mataoui, délégué syndical à Ubisoft de Solidaires informatique, syndicat qui a accompagné les victimes durant toute la procédure, les peines prononcées sont aussi un signal fort. «Ce jugement, c’est un message adressé aux victimes qui ne se sont pas encore exprimées ou qui ont eu peur de le faire, explique-t-il. Au-delà d’Ubisoft, la condamnation de Serge Hascoët pour complicité de harcèlement, c’est aussi un message pour tous les hommes : vous êtes aussi responsables de ce genre de situation. Si vous les encouragez ou que vous ne les faites pas cesser alors que c’est devant vos yeux et que vous en êtes conscient, d’autant plus si vous êtes en position hiérarchique, vous êtes condamnable.»

Mise à jour à 17h05 avec des éléments d’analyse.