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Jeu vidéo

«Season», fin des temps et mémoire vive

Le jeu du studio montréalais Scavengers offre une aventure basée sur l’errance, l’observation, et l’archivage des traces d’un monde en train de disparaître. Un projet ambitieux sur le fond, mais qui laisse un peu sur sa faim.
Séduisante sur le papier, l’idée de capturer les sons s’avère peu pratique et peu plaisante, tant et si bien qu’on l’oublie rapidement. (Scavengers)
publié le 4 février 2023 à 23h58

Sans le savoir, le désirer ou même s’en rendre complètement compte, le jeu vidéo est devenu un art de l’eschatologie. Arpenteur des ruines, rescapé des pires catastrophes, dernier espoir de contrées exotiques agonisantes, le joueur passe sa vie à regarder celle des autres dépérir, engloutie par une apocalypse toujours renouvelée et ludifiée. Season – A Letter to the Future ne déroge pas à la tendance mais se distingue joliment en installant un rapport différent à l’effondrement. Situé dans l’avant, le jeu de Scavengers organise une fanaison apaisée. Un changement de «saison» est imminent et annonce la disparition du monde tel qu’il était. Pas la peine de crier, de s’agiter, de remuer ciel et terre, c’est la fin et on n’y pourra rien.

Season s’ouvre par un rituel d’adieu. Une jeune femme quitte sa chambre, sa mère, et le village à flanc de montagne qu’elle a connu toute sa vie. Elle n’y reviendra pas mais portera la mémoire des lieux, et celle du monde entier. Sa tâche, herculéenne et poétique, est celle du scribe : il lui faudra consigner la vie. La dessiner, la photographier, en capturer les sons. Dire les gens, les lieux, témoigner des formes de ce monde pour ceux d’après. «Tu vois pour les morts, tu entends pour les enfants à naître», nous dit-on.

Alors, aux dernières lueurs du jour, on ouvre grand les yeux et on tente de capturer l’essence de ce village avant de disparaître à vélo. Les linges qui sèchent sur des fils tendus au-dessus des ruelles, les cascades de lierre qui s’effondrent d’un toit aux tuiles rouges, le «L» formé par les tables d’un banquet mal débarrassé, le tintement métallique d’un phonogramme, le chuchotement d’une fontaine publique. Parfois, le cliché pris par le joueur fait éclore une pensée chez le personnage. Parfois, l’image est rien que pour nous et pour ce carnet qui accueille les images et la bande-son du monde tel qu’on le perçoit. C’est dans cet espace-là que réside le charme de Season. Beau comme un dessin animé, le jeu invite à regarder et pas simplement à voir. Contempler, c’est fixer le regard et déjà refaçonner le paysage – cadrer, c’est exclure et se focaliser. Les bons jeux vidéo invitent à l’appropriation des espaces. Ici, plutôt que de faire nôtre un territoire appelé à disparaître, on lui confère une valeur en l’observant. Que faut-il en garder ? Que faire entrer dans le petit carré de nos instantanés ? Composer les pages du carnet revient à penser le monde autour de soi. Le faire sien. D’une ferme évacuée, on conserve une collection centrée sur la robe des vaches abandonnées à leur sort. Elles sont huit, ont toutes un nom et s’agitent lorsqu’on leur joue Radio classique. Dans cette même vallée, on visitera un temple dressé au dieu du vide, un cimetière de grues, une maison sans toit ni mur…

Season n’offrira aux joueurs que ce qu’ils sont prêts à mettre en lui. C’est déjà beaucoup pour une création aussi cabossée. En janvier 2021, quelques mois après le scandale Ubisoft, Scavengers Studio manquait d’imploser lorsque son cofondateur se trouvait accusé d’agression sexuelle et de comportements très déplacés par plusieurs salariées et ex-employées. Si l’on ne sait presque rien de la vie de la petite structure montréalaise après le départ de son game director, on a longtemps pensé que Season ne verrait pas le jour.

Et le jeu fini est loin d’être parfait. Séduisante sur le papier, l’idée de capturer les sons s’avère peu pratique et peu plaisante, tant et si bien qu’on l’oublie rapidement. Si l’on peut passer outre les soucis d’optimisation rencontrés sur la version test (des affichages souvent capricieux, qui pour beaucoup suffiraient à gâcher l’expérience), on regrette surtout le manque d’ampleur de l’univers qu’il donne à visiter. Pas qu’on s’attendait à ce qu’une équipe d’une trentaine de personnes façonne un monde aussi vaste que les open world des multinationales du jeu vidéo, mais Season a un goût de trop peu. Comme s’il ne faisait qu’esquisser les contours de ce qui aurait pu être un grand jeu.

Season - A letter to the future, de Scavengers Studio. Sur Playstation et PC.