Comment ne pas penser à la chef d’orchestre interprétée par Cate Blanchett dans le film Tàr de Todd Field ou celui interprété par Anne Alvaro dans la série l’Opéra ? C’est malheureusement à ces personnages de monstres sacrés tyranniques, se sentant peu concernés par les enjeux de souffrance au travail, que nous rappelle Anne Teresa De Keersmaeker, immense chorégraphe belge actuellement en tournée, sous le feu d’une enquête de trois pages parue samedi 22 juin dans le quotidien néerlandophone De Standaard. Dans l’article, une vingtaine de témoins font trembler l’édifice de la star, 64 ans, créatrice de la compagnie Rosas en 1983 mais aussi de l’école internationale P.A.R.T.S en 1995, en dénonçant la «violence psychologique» que l’artiste aurait exercée pendant des années, son «harcèlement subtil» ou ses «tactiques de division et de conquête». Aucune plainte n’a, à ce jour, été enregistrée.
En 2022, en dépit de la «fureur» de la chorégraphe, une enquête avait été confiée à Aline Bauwens, médiatrice spécialiste des relations sur le lieu de travail, laquelle n’a pas tenu à faire de commentaires. Consultées par De Standaard, les conclusions révèlent entre autres que certains danseurs, pour autant fiers de travailler avec une artiste si «iconique», la tiennent pour un équivalent de «Jan Fabre, à l’exception de l’inconduite sexuelle» (référence au metteur en scène star de la scène flamande, condamné en 2022 à 18 mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel d’Anvers). Plusieurs décrivent des scènes d’humiliations publiques au cours desquelles Anne Teresa De Keersmaeker auraient imité notamment leurs voix, leurs gestes, leurs accents.
Vague de départs
Les conclusions de l’enquête ont suscité une vague de départs : huit membres de la compagnie ont quitté la compagnie dans la foulée, mais aussi quatre des cinq membres du conseil d’administration, ainsi que Kees Eijrond, 75 ans, mécène et soutien historique de Rosas devenu conseiller principal de la chorégraphe. «Tous ceux qui ont soulevé la question du comportement transgressif sont partis ou ont été renvoyés», rapporte le quotidien flamand.
Si la plupart des témoignages sont anonymes, l’ancien attaché de presse Hans Galle évoque à visage découvert ses cauchemars et burn-out. Aussi, les accusations qu’il porte sur les agissements de la directrice pendant le Covid devraient intéresser les autorités sanitaires : Anne Teresa De Keersmaeker se serait non seulement abstenue des règles gouvernementales «avec une nonchalance démonstrative» mais aurait aussi tu la contamination de certains danseurs, persuadée que la propagation du virus provenait d’un complot de l’industrie pharmaceutique. «Tout ce qui comptait, c’était le travail», affirme l’ancien employé. Hans Galle et un danseur auraient tenté, en vain, d’alerter les autorités publiques. Le ministère flamand de la Culture se défend d’avoir pu agir faute de plaintes.
Dans le sillage des révélations de scandales sexuels dans le milieu de la culture, les témoignages se multiplient timidement mais sûrement pour dénoncer les «violences psychologiques» exercées par de très charismatiques chefs de troupe. L’an passé, quelques semaines à peine avant le démarrage du festival d’Avignon où Krystian Lupa était attendu en indétrônable star, une mobilisation sans précédent de techniciens du spectacle, dénonçant les comportements selon eux nuisibles du maître polonais, avait conduit à l’annulation de sa venue dans la Cité des papes, la fin des répétitions n’ayant pu être assurées à temps pour l’événement. Actuellement programmée jusqu’au 9 juillet à l’Opéra de Paris, Anne Teresa De Keersmaeker est également attendue au festival Montpellier Danse avec son collaborateur Radouan Mriziga les 1er et 2 juillet.