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Expérience

«Le Cycle des veilleurs»: au parc, vaille que veille

Observer, rester immobile, s’ennuyer, perdre la notion du temps… la chorégraphe Joanne Leighton propose tous les jours à deux volontaires d’entrer dans «le Cycle des veilleurs», au-dessus du parc des Guilands en Seine-Saint-Denis.
Matin ou soir, les volontaires peuvent «veiller» au-dessus du parc Jean-Moulin-Les Guilands, à cheval entre Montreuil et Bagnolet. (maison populaire de Montreuil)
publié le 28 décembre 2021 à 2h20
Jusqu’au 2 octobre 2022 au Parc départemental Jean-Moulin-Les Guilands (93). Réservation d’un créneau: www.lecycledesveilleurs.fr

On vient de s’enfermer (de notre plein gré) dans une cabane, qui culmine au-dessus du parc Jean-Moulin-Les Guilands, 26 hectares entre Montreuil et Bagnolet (Seine-Saint-Denis) bien connus de ses habitants. Les profanes n’imaginent pas qu’à 500 mètres d’ici, là où les trottoirs joignent les grands ensembles aux entreprises de carrelage et de boxs à louer, s’étend un étang entouré de roseaux bordéliques, des pelouses où des initiés pique-niquent en admirant l’une des plus belles vues sur Paris. Comme beaucoup de parcs, celui des Guilands est l’un des cœurs battants de ces banlieues : lieu où se donnent rendez-vous les amoureux (comme dans le Parc de Damien Manivel), les sportifs, ou les noctambules qui connaissent une ouverture secrète mais interdite.

Promeneurs de chiens, yogis et artistes du coin

Depuis début octobre et pour toute une année, il est également possible d’y «veiller». Le matin, avant que le soleil ne se lève, et le soir, avant qu’il ne se couche, une sentinelle se rend dans un mirador perché sur la Maison du parc. De là, elle guette la ville pendant une heure, sans montre ni distraction. Appelée le Cycle des veilleurs, cette performance participative de la chorégraphe Joanne Leighton, qui a déjà eu lieu à Rennes ou Evreux, entend extraire 730 volontaires (2 personnes x 365 jours) de l’agitation quotidienne pour les questionner sur l’imperceptibilité du paysage qui les entoure. Dit comme ça, le dispositif peut sembler sommaire mais c’est en fait une expérience peu ordinaire dans un quotidien urbain balisé. Observer, rester immobile, s’ennuyer, perdre la notion du temps… L’inverse d’un saut en parachute mais avec quand même la sensation d’un grand vide.

Pilotée par la Maison populaire de Montreuil, l’aventure plaît, quasi tous les créneaux jusqu’à mars sont réservés, et se révèle être à l’image du parc un véritable creuset de populations, attirant aussi bien certains promeneurs de chien peu friands d’art contemporain que les yogis et artistes du coin. «On est en lien avec les éducateurs, les centres sociaux et les maisons de quartier aux alentours du parc, explique Pauline Gacon, directrice de ce lieu qui mêle éducation populaire, pratiques amateurs et programmation flirtant avec l’expérimental. C’est aussi politique de donner à tout le monde la possibilité de se réapproprier son quotidien, d’avoir une scène dans les cimes de la ville.»

Observer tout ce qui bouge

Nous voilà sans portable ni cahier, percluse dans cette boîte de pin, d’environ 7 mètres de long par 2,50 de haut, comme un ange en apesanteur au-dessus du monde. Que fait-on à 8 heures du matin, en hiver, à regarder sans but l’obscurité s’éclairer ? Hier soir, un type nous a précédée. Faisait-il, lui aussi, le point sur sa vie amoureuse, ses factures d’électricité, le lieu où il passerait ses fêtes de fin d’année ? La cabane ressemble à un couloir (un purgatoire ?) qui débouche sur deux grandes vitres à ses extrémités. On y colle notre nez. On regarde les joggeurs, très nombreux, faire des tours de stade. On fait des allers-retours d’une fenêtre à l’autre pour observer tout ce qui bouge : les pis sur le gazon, cette cheminée d’usine qui apparaît entre les nuages, cette mère qui tient la main de son enfant sans jamais nous voir…

On se prend pour Perec ou la vigie d’un territoire absurde comme dans le Désert des Tartares. Pas d’ennemi à l’horizon, pas d’attaque nucléaire, pas de tsunami. On regarde Paris et pour la première fois, on se dit qu’il ne s’y passe finalement pas grand-chose. On dirait que personne n’habite les immeubles qui nous font face. Etonnamment, on finit par rester immobile au milieu du couloir, attentive à la position de notre corps, à ses tressautements. On devient poreuse aux infimes variations de lumière. Pendant tout ce temps, on ne guette plus rien de spectaculaire, transpercée par les premiers rayons, c’est nous qui sommes en état de veille. Dans la fenêtre, notre visage se superpose à la ville.