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Le Musée des nuages, un refuge haut perché pour les artistes palestiniens

Présentée dans une section à part dans l’exposition de Mohamed Bourouissa au Palais de Tokyo, le projet collectif et virtuel de Musée des Nuages vise à promouvoir la scène artistique palestinienne, en présentant une collection d’œuvres dématérialisées.
Un film projeté à 360° nous guide à travers Gaza. (Aurélien Mole)
publié le 26 février 2024 à 6h13

C’est l’histoire d’un projet percuté par l’actualité. Présentée dans l’exposition «Ce que la Palestine fait au monde» en mai 2023, la fresque collective du Musée des nuages a été réalisée lors d’un atelier à Gaza, avant d’être acheminée à Paris au terme d’un long périple la conduisant de Jérusalem à Ramallah, en passant par Tel Aviv et Leipzig. Enchâssée en toute discrétion dans cette exposition de l’Institut du monde arabe, signée Elias Sanbar, l’œuvre n’est alors qu’une première ébauche, traduction modeste d’une entreprise plus vaste : le Musée des nuages (Musée Sahab en arabe), visant à sortir de l’isolement la scène artistique palestinienne victime du blocus israélie. En se retrouvant sous le feu des projecteurs depuis le 7 octobre, le projet se trouve une raison supplémentaire d’exister.

Une fiction trouée par le réel

Au même moment, en octobre dernier, le plasticien Mohamed Bourouissa planche sur son exposition personnelle à venir au Palais de Tokyo. Il sait qu’il y présentera son dernier film, qui chorégraphie la mécanique des violences policières, et une nouvelle variante de son jardin communautaire, création qu’il cultive dans une perspective réparatrice, entremêlant des notions botaniques et politiques, de déracinement et de pollinisation. Mais il sait aussi qu’il veut faire de la place au Musée des nuages, ce projet collectif qu’il porte depuis 2021 avec une architecte et deux artistes gazaouis – Sondos Al-Nakhala et Mohamed Abusal, tous deux restés dans le sud de la bande Gaza, à Rafah, et Salman Nawati, exilé en Suède. Pendant des mois, dans l’effroi et les semaines qui suivent les attentats du Hamas, entre les injonctions ambiantes faites aux artistes arabes, notamment, de condamner en priorité les horreurs du 7 octobre, et l’urgence à alerter au plus vite sur le spectre du génocide qui plane en représailles, Bourouissa et ses complices cherchent la juste réponse.

Or la forme qu’ils ont trouvée, visible dans un chapitre à part de l’exposition qui vient d’ouvrir au Palais de Tokyo, tout au bout de la grande verrière, est exemplaire. Cette forme, c’est celle de la fiction, mais d’une fiction qui se laisse trouer par le réel. Au centre de la pièce qui ressemble à une salle de cinéma en négatif, toute de blanc vêtue, ou à un caisson sensoriel qui protège autant qu’il met les sens en émois, trône une immense tigresse en résine. Dans le film projeté à 360°, à la manière des expositions immersives très prisées depuis quelques temps, la bête nous guide à travers les ruelles de Gaza. Elles ont été crayonnées par l’artiste palestinien Khaled Jarada, aujourd’hui installé en Champagne, au titre de réfugié politique. C’est cette tigresse, encore, qui nous guide à travers les orages successifs qui s’abattent sur l’enclave palestinienne, et nous fraye un chemin vers le seul monde encore habitable, celui de l’imaginaire.

«Trente ans de production artistique perdus»

Il faut s’allonger sur l’un des trois matelas, s’embarquer dans cette histoire qui propose, après la tempête, de décoller pour nous percher à la cime d’un cloud protecteur, abritant une collection d’œuvres numérisées et émiettés parmi les nuages. On comprend alors que le tigre de papier qui veille au centre de la pièce est un trompe-l’œil. Que la fable apparemment inoffensive qui nous est ici contée est autrement plus dramatique. La tigresse a bel et bien existé, seule représentante de son espèce au zoo de Gaza que ses geôliers, n’ayant plus les moyens de la nourrir, ont dû exfiltrer afin qu’elle survive. Quant aux œuvres que l’on voit défiler, flotter et tournoyer à l’écran sans qu’on puisse tout à fait saisir leur texture ou leur histoire, elles ont au moins le mérite d’exister virtuellement. Dans la vraie vie, elles ont tout simplement disparu sous le déluge de bombes qui s’abat quotidiennement sur Gaza depuis bientôt cinq mois. «Le 7 octobre donne encore plus de sens à ce projet et notamment à sa dimension archivistique», estime la chercheuse et membre du collectif Marion Slitine. «La plupart des œuvres digitalisées sont aujourd’hui détruites ou n’existent plus, ce qui n’est pas forcément une chose que nous avions anticipée. Mohamed Abusal, par exemple, l’un des fondateurs du Musée des nuages, qui a formé une partie des jeunes artistes gazaouis, a perdu trente ans de sa production artistique. Il devient encore plus urgent de conserver ce patrimoine et cette mémoire, même si cela parait dérisoire par rapport aux pertes humaines.»

Avec le début du conflit, le projet d’organiser à Paris un atelier réunissant la quarantaine d’artistes palestiniens qui gravitent aujourd’hui autour du Musée des nuages est tombée à l’eau. L’un d’entre eux au moins a perdu la vie depuis le début du conflit. Pour nourrir les collections de ce musée dématérialisé, il a fallu s’appuyer sur les œuvres déjà numérisées ou sur celles collectées sur les comptes Instagram des artistes restés à Gaza. S’il n’existe pas à proprement parler d’école d’art à Gaza, Marion Slitine explique qu’il existait depuis 2004 un département d’arts plastiques à l’université d’Al Aqsa – ce dernier servait surtout à former les professeurs qui intervenaient dans les écoles. En réalité, ce sont surtout deux collectifs, nés au début des années 2000, qui ont formé une nouvelle génération de plasticiens à des pratiques moins conventionnelles, comme l’installation ou la vidéo : la galerie Eltiqa, où s’est tenu le dernier workshop en chair et en os du Musée des nuages au printemps 2023, et la galerie Shababik (mot qui signifie «fenêtre» en arabe), qui se concentre davantage sur l’art dans l’espace public. Toutes les deux été bombardées, comme l’université Al-Aqsa. Le Musée des nuages, lui, désormais opérationnel, continuera sa route : après le Palais de Tokyo cet hiver, il devrait faire escale en juin à Marseille sur le bateau-musée d’Art Explora, pour donner à voir une version augmentée de sa collection dématérialisée.