L’histoire retiendra peut-être que l’année où elle reçut le Nobel de littérature, une primo-cinéaste de 81 ans alors fut également gratifiée d’une sélection au festival de Cannes. A la Quinzaine des réalisateurs, Annie Ernaux vint présenter les Années Super 8, documentaire coréalisé avec son fils David Ernaux-Briot à partir d’archives vidéos familiales. Sur la scène du Théâtre Croisette, arrivant à petits pas en veste blanche et pantalon noir sous des applaudissements nourris (Tom Cruise n’avait qu’à se rhabiller), l’écrivaine prononça quelques mots avant la projection afin de résumer son projet : écrire un texte destiné à être lu en voix off sur des images tournées par son mari, Philippe Ernaux, entre 1972 et 1981. Elle précisa que ce texte-là, où l’on reconnaît l’inimitable clarté de sa phrase et l’acuité sociologique de sa voix (la caméra Super 8, «objet désirable par excellence, bien plus que le lave-vaisselle ou la télé en couleurs», les vidéos captant «ce qui n’arrivera pas deux fois»), ce texte, donc, «appartient au reste de son travail». Avec ce quelque chose de différent : la nécessaire adaptation aux images, aux archives, ce «va-et-vient entre la réalité matérielle, les images, ma mémoire et l’écriture». A quoi l’on ajouterait que, préexistant à l’écriture, ces images la rendent ici moins urgente que dans ses livres.
Le film est un tableau d’époque et de milieu, celui de la «bourgeoisie de fraîche date» qui, en col pelle à tarte et foulard, passe ses vacances au Chili grâce au Nouvel Observateur ou au Maroc dans un village-vacances, et s’installe dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, alors en rase campagne… Ici, comme toujours, ce qui plaît dans les marqueurs, jusque dans leur affolante banalité, c’est l’inscription d’une existence dans le temps et le collectif. L’écrivaine, prof de lettres en collège, écrit alors «en secret». Ce qu’on voit à l’image est en deçà de ce qu’elle en fera, plus tard, mais c’en est la matrice.